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Que penser au juste de la "crise de la poésie" ?

Périodiquement, d'une manière lancinante, la notion de crise est mise en avant pour décrire l'état actuel de la poésie en France. L'idée, on le sait, n'est pas nouvelle. Mallarmé, de son temps, parlait déjà d'une "exquise crise, fondamentale", touchant la littérature et le vers. Il prenait acte d'une mutation profonde, marquée notamment par l'affranchissement des contraintes formelles, et ouvrait ainsi de nouvelles portes à la modernité. 
    "L'espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie
    Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins
    Que s'est d'un astre en fête allumé le génie."

                    Plusieurs sonnets

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Portrait de Stéphane Mallarmé, Manet, 1876 (27 x 36 cm)

 

Mais ce geste ne fut pas isolé. D'autres l'accomplirent - Baudelaire, Rimbaud, Verlaine... de moindres poètes aussi, - frayant également de nouvelles voies, tant spirituelles que stylistiques. Mais tout poète ayant quelque intelligence de son art, qu'il cherche à le penser ou l'ignore, à le théoriser ou simplement à le mettre en œuvre, ne pose-t-il pas un acte inaugural, n'invente-t-il pas, à son propre usage, une forme inédite de modernité ?

Le mot de crise s'est usé et, à force d'être répété, a perdu de ses possibles significations. Car de quelle crise parle-t-on ? De celle qui affecterait la diffusion, l'audience de la poésie et de l'édition qui en est le support ? De celle qui s'inscrit, à sa place, dans la crise plus générale de la lecture, considérée comme une "pratique culturelle" ? Veut-on appliquer ce mot à la poésie elle-même, à son incertain statut en tant que genre littéraire, ou même à sa caducité ? Ou bien encore, évoque-t-on, dans le sillage de Mallarmé, une crise formelle et conceptuelle qui diviserait le paysage poétique en régions, avec les bons d'un côté et de l'autre les mauvais, à droite les "anciens" et à gauche les "modernes" ?

Comme on le voit, la notion de crise se conjugue sur des plans divers, se décline en fonction de réalités multiples. Reprenons. Pour ce qui est de l'audience, il est temps d'avancer des appréciations simples, des faits d'évidence : beaucoup de poésie se publie, plus qu'il ne s'en lit. Des éditeurs - de Gallimard à Flammarion, de POL à La Différence (aujourd'hui présidée par par Jean-Pierre Archenoult, éditeur d'art), pour ne citer que ceux-là parmi les grands et les moyens - font en ce domaine les efforts qui leur semblent nécessaires et dont on ne peut que les louer. Il n'y a, par ailleurs, rien de choquant à reconnaître à d'autres, comme par exemple Grasset et Le Seuil, le droit, au regard d'une conjoncture globalement défavorable, de ne publier que très occasionnellement de la poésie - souvent pour des auteurs maison. 

Les aides publiques, à l'échelon national (CNL, ministère des relations extérieures...) ou local, se révèlent vitales, notamment pour nombre de petits éditeurs dont le travail, dans les domaines difficiles et peu rentables de la littérature de qualité, demeure exemplaire. Quant aux opérations d'incitation à la lecture (fêtes de la poésie, initiatives dans les salons et festivals du livre, Marché de la Poésie), elles n'ont de sens que si elles relaient une politique d'éducation qui ne négligerait ni ne noierait les humanités littéraires. Bref, la "visibilité" de la poésie en France est proportionnelle à l'écho qu'elle rencontre auprès de ses lecteurs, souvent - mais pas toujours - les poètes eux-mêmes.

Au rang des évidences, il en est une autre qu'il convient d'affirmer : la place et l'importance de la poésie parmi les genres littéraires ne peuvent en aucune manière se mesurer à cette audience. Serait-elle encore plus réduite, encore plus invisible, qu'elle demeurerait, telle qu'en elle-même et en son histoire, un mode irremplaçable d'expression et de connaissance de soi et du monde, "une façon moins ‹ corrompue ›, selon Didier Cahen, de parler, de dire ce que la langue courante, dans son usage utilitaire, ne peut ni ne sait dire". Plus grave apparemment, plus complexe aussi, objet de discussions et de polémiques, d'analyses et d'anathèmes, la crise que traverse, ou traverserait, la poésie elle-même, dans ses choix et options formels, intellectuels, et jusque dans son existence.

Depuis quatre décennies, une cassure s'est dessinée, qui partage grossièrement le domaine poétique en deux camps, presque deux clans. Largement alimentée par l'esprit d'affrontement et d'exclusion, cette division est également impuissante à rendre compte de la diversité réelle des expériences qu'elle entend ranger dans deux catégories simplistes : néo-lyriques, chantres du sentiment subjectif et de l'effusion intime, et traditionalistes de la modernité, héritiers du formalisme, tenants de la matérialité du langage qui cherchent en lui le salut de la poésie. Largement arbitraire et caricaturale, cette approche conflictuelle de la poésie moderne laisse à l'écart des auteurs importants, André Frénaud, Lorand Gaspar, ou bien encore André du Bouchet, Silvia Baron Supervielle, Jacques Dupin, pour ne citer que ceux-là. Les éditeurs sont eux aussi, avec ce même simplisme, enrôlés dans le conflit : Gallimard du côté des lyriques, POL en éclaireur de l'avant-garde.

Réductrice, aiguisée par la tentation sectaire, cette énième version de la querelle des "anciens" et des "modernes" n'est cependant pas sans signification. Elle met en lumière des pôles nécessaires de tension, mesure pour ainsi dire la largeur, la hauteur et la profondeur de l'espace intellectuel et spirituel, existentiel et linguistique, auquel la poésie donne accès. Il serait vain, et hors de propos, de chercher en ce domaine un consensus. La tension dont nous parlions manifeste une vitalité, témoigne d'enjeux réels. On peut simplement parfois s'étonner ou se désoler de la forme dans laquelle ces querelles se développent et se complaisent.

Patrick Kéchichian

 

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