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"La Mer de corail", de Patti Smith, traduction de Jean-Paul Mourlon, photographies de Robert Mapplethorpe, Lynn Davis, Edward Maxey, éditions Tristam, coll. Souple, déc. 2013, 5,95 €

Patti Smith et Robert Mapplethorpe se sont rencontrés en 1967 lorsqu'ils avaient vingt ans, à New York, où ils vécurent ensemble pendant plusieurs années. Leurs carrières respectives de musicienne et de photographe célèbres ne cessant plus, dès lors, de se croiser.
À la mort du photographe, en 1989, Patti Smith a livré sa vision de l'homme et de l'artiste dans ce récit extraordinairement sensible - La Mer de Corail (qui annonçait le livre Just Kids, pour lequel elle a reçu en 2010 le National Book Award, la plus haute distinction littéraire aux États-Unis).
Lors de sa parution à New York en 1996, William Burroughs a écrit, en citant Tennessee Williams, que "Patti Smith fait résonner dans La Mer de Corail la cloche de la poésie pure".

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VOYAGE


Le piédestal

                                                                           "La vie étant plus que tout pour moi..."
                                                                                                                  W.H. Hudson


La mer spirituelle était celle de Turner. De lourdes brumes ponctuées d'une lumière capricieuse et froide. Il n'avait pas dormi. Il chercha le réconfort dans une cigarette, dans le sentiment d'une boîte d'allumettes au métal délicatement martelé, et le confinement du rouleau mouvant - la mer changeante au-delà du hublot. Il resta assis un moment au bord du lit et ouvrit un petit livre écarlate qui avait été l'un des favoris de son oncle. Il était lourdement souligné, et une ligne particulière le transperça, provoquant le choc inattendu d'un chagrin.
Il se leva et se dévêtit. Il se tint devant le grand miroir et s'habilla lentement, délibérément, comme pour un match, de lin aussi fin qu'un suaire. Il respira profondément à plusieurs reprises, car son cœur, nourri par l'autorité de ses actes, battait follement. Il fit demi-tour et examina la cabine. Le tire-bottes d'ébène, une cruche et un bol translucides, son matériel de dessin et l'encrier de cobalt dans lequel il avait emprisonné tant de démons. Rien de discordant, tout était comme il voulait, et saluant d'un regard il sortit et marcha d'un bon pas, d'un étage à l'autre, jusqu'à ce qu'il atteigne le promenoir, qui était désolé.
Il désira, l'espace d'un instant, saisir une taille fine et valser sur le plancher de bois poli. Charmer la beauté, être audacieux et séducteur, enivré par l'amour ; une raison de croire.
Un nœud sur l'escalier.
La libération, chère madame, aussi libre que moi. Ils tournoyèrent. Libéré par quoi, par qui ? Par le vent, par les caprices d'une statue magnifique ? Cela ne pouvait avoir la moindre importance. Ainsi libre comment serai-je projeté - bondissant de l'index levé d'une jeune fille, ou d'un piédestal montant en flèche, vomissant des fragments de marbre dur dans les brumes furieuses ? Il inhala la mer inhospitalière, car c'est ce dont elle avait l'air désormais. L'assourdissante corne de brume était un grand lys annonçant son départ.
Quelle corde le lierait ? Une bouffée de musique ? Un ruban furieux ? Comment serait-il décoré ? Une paire d'ailes habiles taillées dans l'or, un antique vêtement, ou les restes d'un manteau d'enfant se dissolvant dans une cuve de larmes ?
Il se reprit. Dans sa perversité, il avait fait bon accueil à de telles lamentations, car il était fiévreux et les larmes de l'adorant l'avaient rafraîchi jusqu'à ce qu'il soit incapable de les arrêter. Elles le remplissaient de dégoût. Personne ne pourrait entrer dans une âme composée de larmes ; on s'y noierait sûrement.
Il se tenait exactement à la même place qu'au début de son voyage. Et il lui vint à cet endroit que, n'ayant ni héritier, ni bien-aimé, il était seul. Et qu'il devait être à lui-même son propre fils, son propre père, son propre compagnon. S'aimer, s'élever au statut d'un dieu qui s'appuie contre le bleu et brûle jusqu'à perdre forme.
Et d'un seul coup la complexité superbe du soi, dans sa pureté et sa vanité, lui fut révélée, brûlant jusqu'à prendre une forme qui lui était propre, une forme de savoir aussi luxuriante qu'une forêt que seule a touchée la miraculeuse frivolité de la nature.
Et la mer tournait autour de lui. Un être donné à la mer parmi des soupirs de délivrance. Et pour un bref instant il pleura le lustre ondulant de ses cheveux ; d'une tête précieuse aux boucles chéries par sa mère. Des boucles qui couleraient tout droit dans les strates des profondeurs jusqu'à ce que, le cycle achevé, il soit libre, point crucial de son propre désir.
Les manches de sa chemise blanche ondoyaient. Il appela l'écume. La pureté, dans les bras d'un enfant, est un agneau qu'on étouffe, un bonheur qu'on écrase.
Pendant un instant sublime il vit l'écume se dresser et croître, torse de nuage durcissant, piédestal que formaient les éléments. Et il ouvrit sa chemise, car il ne désirait rien tant que de s'étendre jusqu'à elle et être absorbé.
Et son sang résonnait et les oreilles lui tintaient et il fut déconcerté, et fortement agacé, de découvrir qu'il pleurait.

Patti Smith

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