Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Murmures d'érable", de Georges Coppel, aux éditions L'œil du griffon, avec un dessin de Raymonde Godin, 15 novembre 1995, 32 pages

De cet auteur bientôt centenaire, très peu médiatisé, amateur de peinture et devenu éditeur à soixante-dix ans (il n'est jamais trop tard pour bien faire), on sait qu'il a publié quatorze livres, tous d'essence rare et pas pour autant hors de prix. J'en retiens trois, hors "Murmures d'érable" dont vous pourrez lire un extrait choisi, proche du poème en prose, comme beaucoup de ses opus.
Au fil de l'eau, mentionnons deux de ses livres parus en 1995 : "Le rêve d'Albert" et "Manuscrit trouvé dans l'Otago" (l'Otago étant comme chacun sait une région de Nouvelle-Zélande). Son dernier, qui le restera vraisemblablement : "L'îsle aux femmes" (2012), illustré par Colette Deblé, opus dont voici la couverture, plus bas reproduite. Tous les ouvrages de cet auteur ne sont qu'exceptionnellement documentés, c'est donc un plaisir pour les amateurs de livres, les happy few, que de les découvrir, ici ou là, hors les circuits commerciaux habituels.
Langue classique, émaillée des caprices de la réalité, revisitée selon. Parades d'ombre et de lumière, un vocable possible, un autre encore ! Ou tel autre ? Travail, tourments, risques du choix...

28244_1.jpg

 

 


J'avais dépassé le milieu du parcours de ma vie quand il m'arriva qu'une certaine tristesse, une singulière sérénité alentirent le cours de mon sang. Mon esprit refusait tout projet. Je me mis à l'écoute du silence.
Je l'écoutais depuis longtemps déjà, assis sur le siège de ma vieille Stud que j'avais installé, comme fauteuil, sous la voûte de l'arbre. Qu'attendais-je ? Rien. Qu'entendais-je ? Pas grand-chose. Si, pourtant : un indicible bruissement de l'espace et, évidemment, quand il y avait du vent, le frémissement des feuilles. Aussi, bien sûr, quand il pleuvait, les gouttes tombant sur les plantes ou sur la terre.

Des jours (ou des semaines ? ou des mois...) passèrent avant qu'il me semblât percevoir des changements imperceptibles dans ces sons. Ces variations n'étaient pas aléatoires. Elles avaient donc un sens. Je décidai de le découvrir. Se concentrer ? Facile à dire : aucun indice ne pouvait m'orienter. J'étais comme un nouveau-né qui veut chercher la signification des bruits que ses parents font avec leurs lèvres. Comme lui, je découvrais des insistances, des associations de sons qui revenaient souvent. ON voulait, c'est clair, me faire comprendre quelque chose. Ou, plutôt, un arbre voulait me parler.

Il était déjà grand, bien qu'il y ait eu, dans sa croissance, une sorte d'inquiétude juvénile qui lui donnait un air de fragilité. Que l'on se rassure, cette gracieuse gaucherie ne l'a pas empêché de résister à toutes les tempêtes et de devenir monumental. Mais cette gravité ne lui est venue que plus tard.
A l'époque dont je parle, il avait exactement dix ans. C'est Raymonde G. (une amie peintre québécoise) qui me l'avait apporté lors de la naissance de la fille de ma fille. Elle l'avait sorti du marécage d'un petit bois d'Oka. Pour passer les douanes, Raymonde l'avait dissimulé dans la poche de son imper. Du bout de ses racines entourées de terre et de mousse jusqu'à la petite feuille du haut, il ne mesurait pas plus de dix centimètres. Je m'étais hâté de le replanter dans un mélange de terreau et de sable. Chaque jour, j'en ai réglé l'humidité. Enfin, j'ai pu le replanter dans la cour de ma maison (à Armilly-la-Puthenaye, en pays d'Ouche). Je lui avais creusé un assez grand trou ; j'avais garni le fond de cailloux afin d'assurer le drainage... Bon : je ne vais pas décrire ici ce que l'on peut trouver dans n'importe quel manuel pour jardinier.

... et maintenant, cet érable voulait me parler ?

Les premiers sons où j'ai pu discerner un sens pourraient se traduire par :

"Enfin, tu sembles comprendre ce que je dis. Ce n'aura donc pas été en vain que, depuis que tu m'as fait revivre, je me suis efforcé d'apprendre ta langue. J'ai passé de longues heures à analyser les sons que toi et les tiens faites avec vos bouches. J'ai mémorisé les répétitions de conjonctures, je les ai rapprochées avec celles de vos bruits. Enfin, joie ! Je parle français !" Il exprimait sa joie par une intense vibration de l'extrémité des brindilles situées au tiers supérieur de sa ramure.

Non ! il était loin de parler français ! C'était moi qui avais appris à entendre ses paroles (étaient-ce bien des paroles ?)

Je vais tenter de les traduire mais je ne saurai éviter une distorsion constante : elle est (évidemment) liée à la divergence des fondements des deux parties. La langue de bois ne peut pas tout à fait devenir un langage humain. Voici donc le résultat de mes tentatives (et qu’Érable me pardonne !)
Un matin il me dit :

Ta maison est une forêt morte qui palpite encore.
Les chênes y sont des colombes sans ailes,
Les pins, planches sans aiguilles,
Les châtaigniers, des combles sans bogue.
Tout bourgeonnement y est creusé
Et ta blessure est bouchée de cire.
Odeur si fort polie que les abeilles la trouvent peu honnête.
Elles n'iront pas sur les fleurs qui, dans tes vases, tentent de survivre à leurs blessures.
Tiges affreusement déchirées par les doux oiseaux blancs fixés aux bras des jeunes filles.
J'ai tendu vers ta maison quelques reptations de racines
Elles longent les murailles et goûtent
le sel des alcalines sécheresses.
Elles rencontrent des bêtes effroyables,
Les ptines minuscules qui s'insèrent entre la vie et l'écorce,
Les blaps, ténébrions, horloges de la mort, tétropies
Et les sournois petits molorches
O que tes murs sont odorants et secrets
Leur sécheresse m'est une souffrance
Mais cette répulsion même attise ma curiosité.


Georges Coppel

Les commentaires sont fermés.