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"Diérèse" 62, mai 2014, 306 pages, 15 € - Présentation de Pierre Bergounioux, par Jean-Paul Bota

Un frêne immense aux flammes charbonneuses ; au-dessous, des crépis de feuilles pourpres. A ses côtés, d'autres frênes, moins hauts, distillent à travers un léger brouillard la danse de mèches entrecroisées jusqu'à l'extrême de leurs doigts fondus dans la cire. Les pompons d'un bouquet de noisetiers font des nervures de leurs mains des calligrammes variables à l'infini.. Les sombres braises serties de rubellites, chiendents, liserons carmin aux cannes brisées, coraux de trèfles reposent sur le sol :

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Jean-Paul Bota

Pierre Bergounioux, Une vie

L’écrire-lire-souder-vivre dans les Carnets & Ailleurs

 Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice. Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général.
Les notes quotidiennes ne diffèrent pas, dans le principe, de ce que j’ai pu écrire ailleurs. Les autres livres se rapportent aux lieux, aux jours du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent. 

Pierre Bergounioux, Carnets de notes 2001-2010

Ah ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous.

Victor Hugo, Les Contemplations

 

   Demandez à Pierre Bergounioux de vous rédiger une notice biobibliographique. Il risque de vous répondre, très brièvement : Pierre Bergounioux. Né à Brive en 1949. Diverses publications. J’exagère à peine. En témoigne, en une ligne et demie la plupart du temps sa biographie sur la quatrième de couverture de ses livres. L’homme est modeste. Et pourtant à moins que ce ne soit de l’humour cette opposition entre brièveté de la notice biographique et touffeur/beauté de l’œuvre : le chemin de livres depuis, sa Corrèze natale quittée (le  Lycée Cabanis notamment et la classe de première avec Jean-Paul Michel), le bac à Limoges où il fit ainsi qu’à Bordeaux ses années de khâgne, l’entrée à l’École normale supérieure à Saint-Cloud, l’agrégation, le doctorat en lettres sous la direction de Roland Barthes et au sortir d’une grave maladie, les débuts de l’écriture et l’envoi, Rue Sébastien-Bottin, d’un premier roman, Catherine, rédigé en douze jours et publié en 1984 après que Pascal Quignard, alors au Comité de lecture de Gallimard, lui a retourné un contrat en lui demandant simplement d’ôter deux adjectifs jugés superfétatoires, ce parcours, bien qu’il ait commencé tard relativement, qu’il s’agisse de romans, de récits, d’essais ou des fameux Carnets de notes amorcés vers la trentaine, le chemin de livres écrits la majeure partie de l’année dans la région parisienne et publiés chez Gallimard, Verdier, Fata Morgana, Circé ou William Blake and Co pour ne citer qu’eux, est déjà long. Et ne parlons pas de Pierre Bergounioux sculpteur pour reprendre un titre de Jean-Paul Michel, sculpteur le reste de l’année, oui, à Pâques parfois ou le plus souvent une partie du mois de juillet, quand l’écriture pour reprendre le titre d’une émission radiophonique qui lui fut récemment consacrée est en vacance, ces ferrailles qu’il soude dans un petit atelier de Davignac en haute Corrèze, la terre natale, ce que Pierre Bergounioux appelle son atelier, ce que Montaigne appelait, lui, son arrière-boutique. D’ailleurs, ce que l’on fabrique la plume à la main dit Pierre Bergounioux ne diffère pas tellement des autres travaux. Le Fer, celui qui maintient en joie et en santé, celui de la garantie d’une sérénité possible dont l’auteur témoigne dans Sidérothérapie, mais aussi celui de La Casse ou des Forges de Syam. Fer que réclame le corps humain, Ferrailles chères à un autre Pierre… Reverdy. P.B., lui, régulièrement, reverdit, pour reprendre ou presque un bon mot de Michel Deguy, notamment dans ses trêves ferrailleuses où il bat la campagne, la verte campagne de l’enfance, d’autrefois, en quête d’insectes, une autre de ses passions, de papillons de moyenne montagne ou de carabes par exemple. Au pays vert. Aussitôt que rien ne [le] retien[t] plus.

    « (…) je saute à pieds joints dans le vert, la liberté, la vie retrouvée. » (Me.30.6.1999)

    Fer contre fer (mais aussi contre bois), le coffre de la voiture a été bourré toute une après-midi, de mille choses, avant de partir en vacances, aidé par un pense-bête, scie circulaire, rabot électrique, tire-fonds, mais aussi plans de figures à exécuter lorsqu’il sera à pied d’œuvre et encore nécessairement livres et papier de nouveau, crayons, gommes, médicaments, traitement… L’écriture est en vacance mais les Carnets comme quelquefois les articles, les réponses à des questionnaires, la préparation d’interventions, la relecture d’entretiens… perdurent donnant même lieu à une prose particulière, celle des Carnets d’été auxquels s’opposerait la prose sombre des mois d’hiver où on est enseveli dans des travaux, dans des recherches difficiles qui continuellement nous mettent le désespoir au cœur… confiera-t-il à Christine Lecerf dans l’entretien cité plus haut.

    Ouvrons « La deuxième fois », Pierre Bergounioux sculpteur, ce témoignage magnifique de Jean-Paul Michel et attardons-nous au fil des pages devant les photographies de Baptiste Belcour, ces pièces élaborées à partir de lames de rotavator, de dents de fourches à foin, ou de faucheuses, de merlins, de fer de vache, de redondes de jougs, de pentures de granges, etc., toutes pièces de la vie agricole, provenance souvent de machines un temps abandonnées dans les granges ou laissées à la lisière d’un pré, empêtrées dans les ronces puis récupérées dans les casses où Pierre Bergounioux vient, avec d’autres matériaux pièces de moteur, rebuts des ateliers de la SNCF, chaînes, burins, etc. , les élire et les adopter, lesquelles s’associeront aux butins issus de la visite d’une chaudronnerie pour devenir autres, une deuxième fois oui, la vie de ces pièces sans plus lien vraiment avec leur premier usage. Sans plus lien vraiment avec leur premier usage… quoique : il arrive parfois que la transformation soit minime :

    « (…) une pièce de fonte moulée – Le Minotaure – que j’ai soclée sans y rien ajouter ni retrancher » (Sa 19. 7. 1997)

    Observons les photographies de Baptiste Belcour donc : Les trois ondines, le heaume, Le geôlier, Fer de vache, Merlin ou Pauvresse, ces sculptures de Pierre Bergounioux, autant de traces, témoignages, forgés des « écritures » de fer , assemblés, d’autres écritures, oui, que celles qu’on lui connaît peut-être mieux, celles de l’écrivain de haute exigence et de tant de lumière. Qu’on lui connaît peut-être mieux ? Encore que à l’égal des remarques à propos de l’écriture les Carnets de notes en témoignent abondamment. Témoignent abondamment de cette autre forme d’écriture, élaborée à partir d’une poignée de signes forgés comme on pourrait parler d’une poignée d’alphabet, ces 26 caractères de l’alphabet que Pierre Bergounioux déclarait récemment dans un autre entretien, à Alain Veinstein celui-là, être la chose la plus belle et la plus simple qui soit au monde et qui nous permettent, après qu’à l’âge de six ans ils nous ont été offerts, de confier au papier notre pensée et de braver les siècles et les millénaires comme anciennement des scribes avaient pu confier leur pensée à des tablettes d’argile. Une autre pensée se dessine dans les ateliers à partir de cet alphabet de fer, celles des écritures comme autres signes d’art, ces écritures soudées par le feu, souvent pendant plusieurs heures :

     « Levé à cinq heures et demie. (…) Toute la journée dans la ferraille. » (Sa 9.7.1994)

    Que témoignent abondamment les Carnets des heures-œuvres passées à souder et polir, rien d’étonnant quand on sait que les opérations du fer font partie intégrale de l’existence de Pierre Bergounioux et que ces Carnets que tenait déjà son père, Raymond, ces Carnets imprimés sur papier Bible, « une décision de mon éditeur, je n’y peux rien », comme il aime à le dire mais sans quoi les ouvrages tiendraient sans doute à peine dans les mains, 3500 pages pour les trois volumes parus, Une Vie, quand on sait que ces Carnets, cela n’est autre que ce dont la vie est faite, livrant bataille comme dit Descartes, cette teneur des jours, c’est justement ça, l’enseignement, les courses (supermarché ou supérette), les lessives, les travaux, l’éducation des enfants, leur accompagnement sur le chemin de la vie, Cathy toujours aux côtés de l’auteur, quelqu’un qu’il raccompagne à la gare comme une fois ce fut nous Jacques Le Scanff et moi-même venus rendre visite au propriétaire de la maison de Gif à propos d’un numéro du Préau des collines qu’il avait accepté fort aimablement que nous lui consacrions, foulant entre autres pour l’occasion ce fameux parquet de bal du salon issu du Plateau de Millevaches , les transports en commun, la lecture (pour soi et pour d’autres qui s’en étaient trouvés empêchés, la lecture pour hier, pour aujourd’hui et pour demain), l’écriture, la sculpture donc et les autres passions : la pêche, l’entomologie et pour tout cela le lever tôt, lever matin dirait Aragon, une expression reprise par l’auteur. La pêche et les insectes, cette chasse effrénée, cette pêche féroce, ces activités estivales-corréziennes, cette manière de se refaire la cervelle une expression qu’affectionne particulièrement Pierre, trouvée parfois dans les Carnets sous d’autres variantes n’ont rien, pour reprendre les propos de Christine Lecerf, d’une souplesse qui sera par la suite transposée à l’activité d’écrivain, c’est, entre autre, dit le natif de Brive, une façon en accéléré de devenir l’instituteur de campagne qu’il aurait voulu devenir. Ces activités disait-il en 2012 , il les a abandonnées presque  depuis longtemps : je n’ai pas décroché la canne à mouche [lui qui avait eu sa première en 1970] du clou auquel elle est accrochée depuis environ quatre ans [il faut dire qu’il a horreur du poisson, première phrase de La Ligne] et n’ai pratiquement pas capturé d’insectes depuis dix ans :

    Pratiquement, car si un spécimen s’offre à sa vue… :

    « Un petit longicorne sombre, aux élytres striées longitudinalement de noir, que je ne connaissais pas, traverse le chemin au moment où nous passions. Je m’en empare. » (Me 8.7.2009)

    Il progresse dit-il, ajoutant, non sans humour, que cela doit signifier qu’il doit se rapprocher du terme ultime. Mais revenons au temps, à la lutte contre le temps, ce temps perdu dans les embouteillages par exemple qui le fait enrager, plusieurs siècles à rattraper dit-il.

    Pour Tiphaine Samoyault, la grande force de Pierre Bergounioux dans les Carnets, c’est de ne pas nous dire à quel point sa vie est intéressante et ce qui la rend particulière mais à quel point sa vie est commune à la nôtre. Les grands lecteurs de ce Journal expliquent tous selon T.S. leur fascination par la capacité qu’a l’auteur à montrer ce qu’il y a de commun dans nos vies.

    Des faits, des dates, Une Vie à côté de ces autres Œuvres témoignant elles aussi des passions, La Ligne (pour la pêche à la truite), Le Grand Sylvain, La Casse, etc. et de la Vie encore : Catherine, La Maison rose, Le Chevron… Longtemps, pour saluer un auteur cher à l’auteur d’Une Chambre en Hollande et à moi-même, longtemps, pour reprendre un auteur que Pierre lira, ainsi qu’Homère, Kafka et Cingria, très tôt, longtemps, on relira ces lignes.

    Qu’il soit placé sous le signe de l’écriture ou sous celui de la sculpture par exemple, le parcours de Pierre Bergounioux est un chemin de livres, de sculptures en même temps qu’il est un chemin de signes, de ceux de l’alphabet, cette poignée de signes mis très tôt à la disposition de tout un chacun et avec lequel l’auteur bâtit son œuvre littéraire depuis maintenant quelques décennies et ces autres signes, cet autre alphabet, de fer, avec lequel il se consacre, selon sa propre expression, à ces autres écritures, celles du fer, elles-mêmes placées sous les signes pluriels et contraires de l’eau et du feu : 

    « M’interromps pour poncer un deuxième cadre et accrocher, au fond d’Isorel, un deuxième exemplaire d’« écritures » de fer. » (Lu 30.7.2007)

    Depuis les casses, les chaudronneries, à la sortie chaque fois les coffres pleins de ces objets hostiles, butin heureux, et jusque dans les galeries via l’atelier, l’œil de Pierre qui s’illumine, c’est son cœur d’enfant qui y travaille. En même temps que son cœur d’adulte et que son cœur d’artiste. C’est le même dit Jean-Paul Michel. On a tous les âges à chaque instant dit Pierre Bergounioux. Et c’est tant mieux. L’enfance… lieu des passions naissantes : printemps 55 ou 56, capture d’une Cétoine dorée, relâchée ensuite ; été 56,  première canne à pêche ; été 57, première truite… Voilà pour l’anecdote.

    Livres, sculptures, autant de signes d’art qui perpétuent la mémoire du monde premier, le feu du paléolithique, l’alphabet des tablettes d’argile. Si j’osais un mauvais jeu de mots, Pierre Bergounioux en auteur grandement discipliné de son Journal mais après tout le terme arrive-t-il là par hasard ? , parle de règle de fer. Règle de fer pour une prose sculptée je reprends ici à peu de choses près les termes de François Bon prose sculptée oui dans le retour des jours, leur teneur, le commun de nos existences, et, comme toujours, finement ciselée. « Nous avons voué notre vie à des signes, eux seuls pourront maintenant nous sauver », dit son ami Jean-Paul Michel. Sauver, pour employer encore un terme cher à J.-P. M. Outillage agricole souvent, délaissé, sauvé par la sculpture et par le mot, lui-même sauvant, un temps perdu. L’écriture rend compte d’une représentation (la sculpture) on ne peut plus visuelle via une double démarche, le signe métallique puis le signe de l’alphabet, concrétisé chez Pierre Bergounioux par la consignation de son travail de sculpteur un geste désespéré, en somme, pour donner corps à un réel finissant, dans une œuvre littéraire. Braver les puissances ennemies, et en premier chef évidemment l’oubli. Maintenant prenez garde, les mots sont à tout le monde, vous êtes donc tenus de faire des mots ce que personne n’en a fait, dit Pierre Reverdy. Pari tenu pour l’autre Pierre.

Jean-Paul Bota
Paris-Nantes-Paris-Londres-Paris, février-mai 2013

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