Diérèse et Les Deux-Siciles - Page 56
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Extrait d'un livre toujours inédit en français, The Far Field (La Prairie lointaine) - ouvrage posthume paru en 1964, "The Rose" en est extrait : œuvre du poète américain Theodore Roethke, surtout connu pour The Lost Son (Le fils perdu, 1948) - où se trouve déjà la figure paternelle, dans sa relation féconde au monde végétal de la serre, ce poème est divisé en quatre sections. On sera sensible à la montée en puissance du thème de la rose dans le deuxième mouvement, au souffle épique qui traverse le poème, véritable ode à la nature dans tous ses états ; non sans établir un lien pictural cette fois avec les "Roses noires" sur fond blanc que peindra William Mackendree dans les années 1990. Avec un pouvoir de fascination comparable.
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"Avec ce qui adviendra"
La rivière prend parure de flammes sous les branches
bloc de lumière jamais touché
le temps battait des ailes
en te laissant croire à la grâce
inépuisable du poème
aux syllabes fragiles qui s'éprendraient
des mots de celui qu'elles écoutent
sur le sable des nerfs les minutes s'enchaînent
et les monuments dressés ici et là
s'enfoncent dans les lentilles d'eau
tu passes et regardes
ainsi le vide se défaire
des plus lointaines îlesLa rivière sous la coupe de cristal bleu
est lente à se mouvoir
elle jette aux vitres de la ferme voisine
des serpents d'écume
où tremblent les lois du vent
et de ses yeux craintifs engage le dialogue
avec ce qui adviendra
le brusque saut dans l'inconnu
cette part de nous-mêmes
arrachée au vouloir libre
qui saisit tout un chacun
dans l'ombre qui s'allonge
brillante comme un astre
infiltré dans les plis du grenier
Daniel Martinez -
"La Main", une sculpture d'Alberto Giacometti, vue par Joachim Pissarro
Alberto Giacometti : La Main, 1947
Bronze : H. 57 cm, 22 1/2
Alexis Rudier Fondeur, ParisLa Main de Giacometti
Les mains sont singulières
Georges Limbour
Une main : La Main, figée, tendue, exsangue, squelettique, fichée verticalement sur une tige qui la relie à son socle, et prolongeant horizontalement (ou obliquement) un avant-bras et un bras ; cette Main présentée sous cage de plexiglas, aborde le vide, se donne à notre regard, se donne à nous pour nous accuser. Elle point, se tend, se livre, fragile et toute menace : pleine gifle au regard. Le pouvoir de fascination de cette pièce, son pouvoir étrange, ressortit de quelques paradoxes : tout d’abord, la main usuellement porte empreinte ; signe, ou porteuse de signes, elle assigne une identité : elle est la main de quelqu’un. Ici, elle n’est main de personne : arrachée, perdue, isolée, parfaitement abstraite. Nulle identité nulle part ; soutenue par le vide et l’anonymat. Pourtant, bien sûr, aux yeux de tous ou presque, cette main pour ainsi dire suinte Giacometti de tous ses pores : elle signe Giacometti, de sorte qu’il n’est aucun doute sur son origine. Elle désigne le geste signataire.
En fait, l’ambiguïté de cette œuvre tient, en partie, à l’hésitation où l’on est de savoir si cette main vient d’être arrachée à un corps mort ou vivant. James Lord suggère que cette main de 1947 fait peut-être allusion à la débâcle, à l’éparpillement absurde des corps et des membres propres à la guerre. Cette main - La Main - serait donc main de manchot : représentation d’un arrachement, d’une perte, d’une douleur, de la peur ou de l’effroi, signe d’un manque qui ne peut se racheter. – Moins dramatique, l’hypothèse que cette main (et son bras) ressortissent de la pure décision de l’artiste de faire de faire œuvre à partir d’un fragment, ou plus exactement d’un détail. Dans un cas, La Main désignerait un accident ; dans l’autre, elle se montrerait comme étude. "Le monde m'étonne chaque jour davantage. Il devient tantôt toujours plus lointain, tantôt plus merveilleux, tantôt plus insaisissable, toujours plus beau. Le détail me passionne, le petit détail", avoue Giacometti.
La plupart de ceux qui ont visité l’atelier de Giacometti (Georges Limbour, par exemple, en 1947), décrivent l’atmosphère de désordre, d’éparpillement, de chamboulement qui frappe d’abord le visiteur ; ce sont toutes sortes de fragments accumulés ou abandonnés. Il est donc difficile, et vain peut-être, de décider s’il s’agit en cette Main d’un fragment d’atelier ou d’un relief de la guerre. Au demeurant, il peut fort bien s’agir des deux, l’atelier de l’artiste offrant tout l’aspect d’un champ de bataille.