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"The Rose", de Theodore Roethke (1908-1963), un poème traduit par Axel Nesme

Extrait d'un livre toujours inédit en français, The Far Field (La Prairie lointaine) - ouvrage posthume paru en 1964, "The Rose" en est extrait : œuvre du poète américain Theodore Roethke, surtout connu pour The Lost Son (Le fils perdu, 1948) - où se trouve déjà la figure paternelle, dans sa relation féconde au monde végétal de la serre, ce poème est divisé en quatre sections. On sera sensible à la montée en puissance du thème de la rose dans le deuxième mouvement, au souffle épique qui traverse le poème, véritable ode à la nature dans tous ses états ; non sans établir un lien pictural cette fois avec les "Roses noires" sur fond blanc que peindra William Mackendree dans les années 1990. Avec un pouvoir de fascination comparable.

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Roses noires, de William Mackendree


Le 1er août 2023 marquera le soixantième anniversaire de la mort de Theodore Roethke, auteur de sept recueils de poèmes, tous repris chez Doubleday.

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Theodore Roethke

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La Rose

I

Il est des gens pour qui le lieu n'a pas d'importance,
Mais ce lieu-ci, où l'eau de mer et l'eau douce se rencontrent,
A de l'importance -
Où les faucons s'élancent face au vent,
Sans un seul battement d'aile,
Et les aigles planent au ras des sapins,
Et les mouettes crient contre les corneilles
Dans la boucle des ports,
Et la marée monte contre l'herbe
Qu'ont broutée moutons et lapins.

Temps pour l'observation de la marée,
Pour la pêche hiératique du héron,
Pour les cris endormis du pinson.
Les oiseaux du matin sont partis, les bouvreuils pépiants,
mais demeurent l'éclair du martin-pêcheur, le battement d'ailes de la macreuse,
Le soleil, boule de feu qui descend sur l'eau,
Les dernières oies traversant le ciel à contre-jour, aux reflets du couchant,
La lune qui se retire en une vague forme nuageuse
Aux cris du hibou, du cygne lugubre.
Le vieux rondin s'immobilise tandis que les vagues faiblissent,
Et c'est le silence.
Je bascule hors de moi-même,
Dans les courants qui s'assombrissent,
Dans les petits branchages épars, à la dérive,
Les eaux tourbillonnantes qui franchissent les minuscules promontoires.
Est-ce ici qu'un moment j'ai porté une couronne d'oiseaux,
Tandis que, sur un point lointain des rochers,
La lumière s'intensifiait,
Et que, plus bas, dans une brume sortie de nulle part,
La première pluie grossissait ?

I I

Comme lorsqu'un vaisseau fait voile sous une brise légère -
Les vagues, plus menues que la trace des poissons à la surface de l'eau,
Les rides du sillage semblables à une dentelle, s'écartant, s'amenuisant,
Echappant au regard du voyageur,
La proue tanguant doucement,
Le vaisseau tout entier roulant, légèrement incliné,
La poupe haute, plongeant comme un bateau d'enfant dans un bassin -
Notre mouvement continue.

Mais cette rose, cette rose dans le ventre marin,
Reste,
Reste à sa vraie place,
Fleur jaillie de l'obscurité,
S'épanouissant au zénith, corolle levée,
Une seule rose, sauvage, qui se dégage de l'étreinte blanche du liseron,
Des ronces, du fouillis des halliers,
Par-dessus le trèfle, les foins désordonnés,
Par-dessus le pin maritime, le chêne, l'arbousier incliné par le vent,
Se mouvant avec les vagues, avec le bois ondulant sur les flots,
Là où la rivière sinueuse gagne lentement le sable noir de la côte,
Avec son épaisse couche d'algues vertes et ses crabes rentrant à la hâte dans leurs cratères étincelants.


Et je songe aux roses, aux roses,
Blanches et rouges, dans les grandes serres de deux cents mètres,
Et à mon père debout les jambes de part et d'autre des bancs en ciment,
Me soulevant au-dessus des tiges de plus d'un mètre des Mrs. Russel, et des élégants hybrides de sa propre invention,
Et à ces inflorescences qui semblaient couler vers moi, m'inciter, tout enfant, à sortir de moi-même.
Quel besoin de ciel, alors,
Avec cet homme, et ces roses ?

 

I I I

Bruit et silence, que nous disent-ils ?
Je songe aux bruits de l'Amérique dans ce silence :
Aux harpes du vent ayant voix au chapitre sur les rives de la Tombstone,
A la grive chantant seule, cet oiseau tranquille,
Au gravelot sifflant loin de moi,
Au gloussement mimétique de l'oiseau-chat,
Au fond du jardin, parmi les lilas fripés,
Au bobolink s'envolant d'un palis brisé,
Au merle bleu, amoureux des trous dans le vieux bois, entonnant son chant léger,
Au cri ténu, telle une aiguille qui perce le tympan, de l'insistante cigale,
Et au tic-tac de la neige autour des bidons d'huile, dans les Dakotas, 
A la plainte ténue des lignes téléphoniques sous le vent d'hiver, dans le Michigan,
Au cri strident des clous quand on arrache de vieilles planches, sur un toit,
Au bulldozer qui fait marche arrière, au sifflement de la sableuse,
Et au timbre grave des klaxons qui montent des rues, au petit matin.
Je reviens au pépiement des hirondelles au-dessus de l'eau,
Et à ce bruit, ce bruit unique,
Lorsque l'esprit se souvient de tout,
Et que doucement, la lumière pénètre l'âme endormie,
Bruit si ténu qu'il pourrait charmer un oiseau,

Beauté de mon désir, et du lieu de mon désir.

Je songe au rocher qui chante, à la lumière qui crée son propre silence,
A la lisière d'une prairie mûrissante vers le début de l'été,
A la lune qui paresse dans l'orme tout proche, un éclat d'argent.
Ou à l'instant solitaire, avant la percée du matin,
Quand le lent train de marchandises serpente sur le versant meurtri de la colline,
Quand le vent met à rude épreuve la forme d'un arbre,
Tandis que la lune s'attarde,
Et qu'une goutte de pluie pointe bout d'une feuille,
Changeant au gré des rayons qui s'éveillent,
Comme les yeux d'un poisson frais pêché.

 

I V

Je vis avec les rochers, leurs algues,
Leurs minces franges de vert, leurs rudes
Contours, leurs trous
Découpés par la vase, loin de la longue houle
Qui déferle,
Loin des murs huileux des vagues
Qui se brisent, chargées de goudron.
Là où les saumons se faufilent parmi les bancs de varech,
Et où la mer se réordonne parmi les petites îles.
Près de cette rose, dans ce bosquet d'arbousiers brûlés par le soleil, déformés par le vent,
Parmi les arbres à demi morts, j'ai trouvé le vrai calme de moi-même,
Comme si un autre homme paraissait des profondeurs de mon être,
Et je me suis tenu en dehors de moi-même,
Au-delà du devenir et de la mort ;
J'étais entièrement autre,
Comme si je m'élançais au sommet de la vague la plus furieuse qui ait vécu,
Et cependant restais immobile.
Et j'ai trouvé de la joie à être ce que j'étais :
Dans le changement des lilas, le blanc calme reptilien,
Dans l'oiseau au-delà du buisson, l'unique,
Avec l'air tout entier pour saluer son envol,
Dans le dauphin surgissant parmi les vagues qui s'assombrissent ;
Et dans cette rose, cette rose dans le vent marin,
Enracinée dans la pierre, gardant toute la lumière,
Recueillant en elle le bruit et le silence -
Les miens et ceux du vent marin.


                                                                    Extrait de The Far Field
                                                                    Traduction de Axel Nesme

 

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