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"Journal en miettes", d'Eugène Ionesco, Mercure de France, 8 septembre 1969, 256 pages, 16,95 F.

Dramaturge, essayiste, romancier, conférencier, j'ai en mémoire ma classe de première au lycée de Mutuelleville (Tunisie) où Francis Valette présentait à ses élèves le recueil "Rhinocéros". C'est cet écrivain, véritable inventeur du théâtre de l'absurde, que nous avions entre autres au programme, un livre qui m'a marqué, s'il me faut ici le préciser. Il y avait bien du libertaire chez Ionesco, et cette manière qu'il avait de remettre en cause les vérités admises (de tous ordres) m'impressionnait, il est vrai. 

J'ai choisi un extrait du Journal en miettes d'Eugène Ionesco, livre qui "n'est pas un journal habituel, où seraient consignés, au jour le jour, les événements d'une vie", mais où l'auteur couche sur la page "non pas chaque jour ce qui arrive, mais chaque jour ce qui n'arrive pas". Livre peu cité dans sa bibliographie mais qui mérite le détour. La manière dont il parle du passage du monde de l'enfance à celui de l'âge adulte est d'une telle vérité qu'elle préfigure ce que Ionesco écrira sur les interrogations générées par la société en général et par sa vieillesse en particulier. C'est un homme sans repos qui se livre ici, sans littérature, mais en quête de sens (ou de son avers, l'absence de sens) : conflit intérieur à proprement parler déchirant.
Voici pour vous :

 

 

 



J’ÉTAIS ÉTUDIANT et j’avais vingt ans. Nous étions plusieurs autour d’une table en train de boire. Il y avait, parmi nous, un ami, Stéphane M. Un vieil étudiant, il avait vingt-sept ans, qui ne se pressait pas pour terminer ses études. Que je devienne professeur, disait-il, à vingt-sept ans au lieu de vingt-cinq ou à trente ans ou même à trente-cinq, qu’est-ce que cela peut faire ? Au lieu d’être professeur pendant quarante ans, je serai professeur pendant trente ans. Trente ans ou quarante ans, cela revient au même. Autant profiter du bon temps, tant que je me sens suffisamment jeune. Il se mit à chanter une chanson à boire dans laquelle il était question de la jeunesse, parée de beaux vêtements tout neufs et de la vieillesse aux vieux et lourds vêtements. Nous nous séparâmes au milieu de la nuit. Je me couchai et rêvai que j’étais vieux, que j’étais voûté, que le temps pesait sur moi, que j’avais soixante ans. Je me réveille angoissé. C’était le printemps, quel beau ciel, quel beau soleil. Ah, je n’ai que vingt ans, me dis-je soulagé. 
Maintenant, cinquante ans, le rêve s’est accompli ou presque. Comment puis-je accepter cette situation, comment peut-on admettre de vivre et que le temps pèse sur vous, si pesamment, comme une ânée ? Inadmissible. On devrait se révolter. Je suis comme un écolier, aux derniers jours de vacances.

JE ME SOUVIENS, il y a de cela des années et des années. Nous étions tout à fait démunis d’argent. J’avais à côté de moi un gros paquet d’enveloppes dans lesquelles je devais mettre des prospectus, sur lesquelles je devais inscrire des adresses : déjà, je vivais de ma plume. Soleil caché par les nuages. Je guettais l’éclaircie : la voilà. La table, le tapis, le vieux canapé. Toute la pièce est soudain inondée de lumière. Le vieux tapis est beau, soudain dans la lumière dorée. Les meubles rajeunissent. Le soleil brille sur le château, les arbres, la rivière et le pont de la tapisserie usée qui est accrochée au mur. Métamorphose du monde. La lumière me pénètre. Moi-même, de l’intérieur, transfiguré. 
Je suis en même temps enraciné en moi-même et détaché de moi-même, comme si j’étais à la fois l’acteur et mon propre spectateur. Je me vois exister dans la lumière de ce mois de juin. Nous sommes très pauvres ma chérie, lui ai-je dit, mais rien, en ce moment, ne compte à côté de ce rayonnement de l’Être, cette lumière est notre pain et notre vin. 

SOUVENT, j’ai des insomnies. J’ouvre les yeux dans les ténèbres. Mais ces ténèbres sont comme une clarté autre, une lumière négative. C’est dans cette lumière noire que m’apparaît, avec une évidence indiscutable, "la révélation du désastre, de la catastrophe, de l’irrémédiable, de l’échec absolu." Tout me semble perdu.
L’enfance c’est le monde du miracle ou du merveilleux : c’est comme si la création surgissait, lumineuse, de la nuit, toute neuve et toute fraîche, et tout étonnante. Il n’y a plus d’enfance à partir du moment où les choses ne sont plus étonnantes. Lorsque le monde vous semble "déjà vu", lorsqu’on s'est habitué à l’existence, on devient adulte. Le monde de la féerie, la merveille neuve se fait banalité, cliché. C’est bien cela le paradis, le monde du premier jour. Être chassé de l’enfance, c’est être chassé du paradis, c’est être adulte. On garde le souvenir, la nostalgie d’un présent, d’une présence, d’une plénitude que l’on essaie de retrouver par tous les moyens. Retrouver cela ou la compensation. J’ai été torturé, je le suis, à la fois par la crainte de la mort, l’horreur du vide, et par le désir ardent, impatient, pressant de vivre. Lorsque l’on veut vivre, ce n’est plus l’émerveillement que l’on cherche mais, à défaut de cela, à quoi seules l’enfance ou une lucidité simple et supérieure peuvent accéder, à défaut de cela, ce que l’on cherche, c’est d’être rassasié. On ne l’est jamais, on ne peut l’être. Les biens ne sont pas la vie. On n’arrive pas à vivre. Ce "vouloir vivre" ne veut rien dire.
J’avais cherché une fausse voie de salut. Je m’étais mal dirigé. 

JE RETROUVE des pages anciennes de journal, elles datent de … n’en parlons plus. Depuis si longtemps que cela me donne le vertige. Je n’avais pour ainsi dire rien publié, je n’avais écrit aucune pièce de théâtre ou à peine quelques bouts de dialogue. J’avais les mêmes problèmes, j’ai toujours eu les mêmes problèmes. Et je suis aujourd’hui aussi incapable qu’autrefois, que toujours, de donner des réponses. Je n’ai rien résolu : depuis toujours, dans le même état d’interrogation. C’est quand la conscience est éveillée que je suis dans l’état d’interrogation. Autrement c’est l’oubli, ce sommeil de l’intelligence. Voici donc ces pages : 
Il m’arrive de me réveiller, de temps à autre, de prendre conscience, de me rendre compte que je suis entouré par des choses, que je suis entouré par des gens et si je regarde très attentivement ce ciel ou bien ce mur ou bien cette terre ou bien cette main qui écrit ou qui n’écrit pas : il m’arrive d’avoir l’impression de voir tout cela comme si c’était la première fois. Alors, comme pour la première fois je me demande ou je demande : "qu’est-ce que cela ?", je regarde tout autour et je questionne : "que sont toutes ces choses ? où suis-je ? qui suis-je ? que suis-je ? qu’est-ce que l’interrogation ?". À ce moment, parfois, une lumière soudaine, une grande lumière aveuglante envahit tout, fait disparaître les ombres des significations, ombres de nos préoccupations, toutes les ombres, c’est-à-dire tous les murs qui font que nous nous imaginons, que nous inventons les limites, les distinctions, les séparations, le sens. Je ne puis même plus arriver à me poser la question : qu’est-ce que la société ? par exemple ou une autre parce que je ne puis passer au-delà de la première, de la fondamentale interrogation, de la lumière aveuglante et ardente que l’interrogation fait naître et qui est si forte qu’elle garde tout, qu’elle brûle tout, qu’elle dissout, dirait-on, toutes choses. Seul un amour fou, sans objet, peut résister à la lumière aveuglante de l’interrogation et cet amour fou est transformé, accru, il devient une euphorie sans raison, il semble embraser l’univers. 

IL EST NORMAL que les choses paraissent ou apparaissent puisqu’elles sont. L’essence est une explication de l’existence tout à fait suffisante et satisfaisante. Si quelque chose est, il est logique aussi qu’il existe. Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est ceci : comment est-il possible que quelque chose soit ? pourquoi quelque chose est ? Il était plus "naturel", si je puis employer ce mot, que rien ne soit. Que ça ne soit pas. Qu’il n’y ait rien eu. Certainement il est inconcevable que rien ne soit, qu’il n’y ait rien. J’essaie de concevoir l’inconcevable : tout d’un coup une image d’une sorte de tout solide, compact, absurdement plein. N’être pas, qu’il n’y ait pas l’être, cela est impossible et absurde ; être est également absurde quoique "possible". Pourquoi y a t-il ce qu’il y a, pourquoi ce qui est apparaît-il et pourquoi ainsi, pourquoi de cette façon, pourquoi n’y a-t-il pas autre chose, pourquoi cela n’est-il pas autrement ? Tout est là, tout le temps, c’est épuisant.                


                                                                              Eugène Ionesco                                                                                                 

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