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"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F

Un livre qui m'a accompagné dans nombre de voyages, comme il en a été du Migrateur de Henri Thomas. C'est dire qu'il m'ont (autrefois) escorté dans mes périples à l'étranger, de plus en plus rares ces temps-ci. Ainsi va.
Dans C'est la vie, Gil Jouanard tient le journal des ses périples par train, avion, de Bruxelles à Cracovie, de Mělník à Dublin, d'une grande ville du Sud américain à Helsinki, sans compter ses nombreux voyages aux quatre coins de l'Hexagone. Le lecteur a quelquefois l'impression d'être dans la salle de transit d'un aéroport et on admire l'auteur de pouvoir/savoir figer sur le papier ses impressions du moment, qui sans cela se seraient perdues dans le labyrinthe de la mémoire, pour capricieuse qu'elle se montre quelquefois, ou plutôt souvent, dès que le temps a passé.
Depuis Montpellier, Gil Jouanard écrit, en ce 13 juillet 1994 : "C'est cela la vie : apprendre le monde jusqu'à l'être devenu, avant de se restituer au vide sans marge, bien en deçà et au-delà du réel." Ce voyage dans des espaces si divers débute en 1978 et prend fin le 15 février 1995. Le livre quant à lui sera édité deux ans plus tard, par un authentique éditeur, aux livres à la couverture d'un jaune solaire !, qui ma foi incitent à la lecture.

 

 

 

 

C’est la vie 

 

Au sortir de l’ère magique qui, durant tout le paléolithique, conduisit le Sapiens sapiens de l’état d’animal perfectionné à celui d’Homme plein et entier, la nostalgie du vieil usage machinal des mystères du monde, l’interruption de cette relation jubilatoire et consubstantielle avec l’univers sensible, ce soudain déficit d’existence naturelle saisit l’imagination collective des sociétés nouvellement ordonnancées sous la bannière productiviste du néolithique. Cette mémoire floue, mais obstinée, d’un temps ancien, voué à l’insouciance, à la jouissance, à la ludique organisation, aux vraies inquiétudes, suscita l’émergence de mythes si forts que quelques-uns d’entre eux s’érigèrent progressivement en religion, disposant de rites et de dogmes. Le monde qui va de l’Atlantique à l’océan Indien fut alors parcouru d’un frisson, soit unanime, soit progressif, pressentiment vite personnalisé, dont l’épicentre se reconnut au moment crucial dans la Grèce vouée au bronze, au marbre et à la raison dynamisante. Ce qui raisonne résonne aussi et, ce faisant, n’oublie jamais, pour boucler la boucle existentielle, de déraisonner. Susciter sa propre folie. La folie, dans la nature, c’est le modus vivendi de toute création : c’est celle de la sève au printemps, débordant de toute son énergie, celle du sang que la passion échauffe. La folie, c’est l’exception qui, sans avis préalable, surprend, secoue et stimule la règle, faite de graves processus bio-chimiques, de lentes maturations et d’imperceptibles métamorphoses. La folie, c’est le parler vrai de cet appétit de vie dont la planète inerte se trouve saisie ; c’est le sésame qui ouvre le monde à ses propres potentialités. Mais la folie de Dionysos n’est pas de celles qu’on enferme ; elle est de celles qui se propulsent en plein vent, qui vont au loin semer leur pollen. Car c’est la folie de la vie qui se perpétue. On avait cru, sous son nom subsidiaire de Pan, tuer le grand Dionysos, et museler en l’homme sa fertile sauvagerie. C’était compter sans les lois de la chimie organique et sentimentale. Dionysos est immortel car il veille au fond de chacun de nous, dédaigneux des diktats religieux, pour susciter le libre cours, l’euphorie et l’extase, la joie d’être au monde ; c’est-à-dire pour sacrifier au sacré. Tout ce qui donne goût aux jours du monde rappelle, réveille, restitue Dionysos et désigne en nous ce qui y reste et y palpite de terrestre et de terrien. Car Dionysos ne fréquente pas les Mythes Sanctifiés, ni les conceptions abstraites du monde : il est d’ici, de la terre, de chez nous et de chaque instant. Il est nous, tel qu’en nous-mêmes enfin la liberté nous change. Il ne nous fait ni la leçon ni la morale ; il délivre la connaissance et élargit l’envergure de la vie. À vrai dire, il ne se réduit pas à un nom : Dionysos est un terme générique pour désigner ce qui remue au fond de chaque molécule. 

 Écrit pour inaugurer le colloque de Montpellier sur Dionysos, à l’occasion de "L’Année Rabelais", 1994. 

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 Minuscules, les vies auxquelles s’attache avec une tremblante gourmandise l’écriture de Pierre Michon ne le sont qu’à l’échelle du projet fou de l’auteur, qui ambitionne en fait, et sans le dire ni probablement le savoir, de reconstituer l’ histoire et la géologie de l’humanité à travers des cas d’espèce conduits sous sa plume par le hasard des rencontres. Ainsi Michon, peu soucieux des hiérarchies, reconstitue le genre humain dans son entier à travers l’inventaire de ses cas particuliers, dont l’invariabilité, du prince au facteur, est qu’ils se ressemblent comme des cellules premières, à peine, et superficiellement diversifiées en surface. Un homme, pour lui, c’est d’abord l’unité de mesure sur laquelle se greffent d’infimes variations. Scrutant en chacun le particularisme distinctif, il repère majoritairement l’air de parenté qui fait de l’un l’archétype parfait de tous les autres. On le croirait tireur de portraits ou conteur d’anecdotes, voire faussaire en cartes d’identité ou affabulateur ; il est en réalité chercheur fondamental, faisant d’un lieu public un laboratoire expérimental et des individus des frottis mis à la disposition de la science. Sa science ? L’intimité absolue et sans limites, conduite jusqu’aux confins de l’anonymat. 

 La Rochelle, ce 22 juin 1994.
                 

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Les paradoxes entre lesquels nous circulons, ballottés et lacérés, ne sont supportables qu'à coup d'immersions dans le non-sens apparent de la matière, là où paraissent ne se tapir ni intention ni préméditation, là où nos gênes retrouvent si évidemment l'espace naturel où s'ébattre hors du poids de la conscience. De tous les mythes, celui du "laisser-aller" désigne à la fois la plus essentielle, et la moins réalisable, des aspirations auxquelles l'humain se trouve confronté, tout au long de son existence fort embarrassée. Flotter au hasard des sollicitations de la volupté physiologique reste le plus sûr garant d'existence intégrale, auprès duquel nulle méditation transcendantale ne pèsera jamais bien lourd. Là où communie la matière, l'esprit n'a rien de mieux à faire que de résonner en sympathie. Avoir l'intelligence de ses instincts, ce serai assurément la seule vraie religion compatible avec la vie terrestre.

Paris, ce 9 juillet 1994.


Gil Jouanard

                                                

 

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