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"Les Cahiers du Sud", numéro 236, 408 pages, 25 novembre 1941, 50 F, ouvrage intitulé : "‎Message actuel de l'Inde. Œuvres et études"

Bonjour à tous et à tous, la suite de cette présentation adviendra dans quelques jours, suite à un programme fort chargé de votre serviteur...

Présentation donc d'un numéro spécial des Cahiers du Sud, sous la direction de Jacques Masui, Jean Herbert et René Daumal. Une revue marseillaise sise au 10 Cours du Vieux-Port et qui a accueilli tout au long de son existence de grands noms. Contrairement à la NRF, cette publication a su rester fidèle à ses principes durant la Seconde Guerre mondiale, et c'est tout à son honneur.

     Comparée à l'Occident, l'Inde est, dans cette livraison des Cahiers du Sud, conçue comme un réservoir de spiritualité. Jean Herbert (1897-1980), d’abord disciple de Sri Aurobindo, qu’il rencontre en Inde en 1934, s’installe en Suisse et devient l’introducteur de la spiritualité indienne vivante dans l’espace francophone européen mais ne trouve aucun éditeur stable pour ses traductions paraissant à partir de 1937. Jacques Masui (1909-1975), actif au sein de la revue bruxelloise “Hermès” et qui coordonnera à Marseille en 1941 le numéro spécial des “Cahiers du Sud” intitulé “Message actuel de l’Inde”, dans une forme de résistance spirituelle où brillent les noms de tout ce que la France, en marge des indianistes professionnels, compte alors d’amoureux de l’Inde : Jean Grenier, Émile Dermenghem, Lanza del Vasto, Jean Herbert ou René Daumal, qui l’aide en outre à concevoir le numéro dans sa globalité..." (Guillaume Bridet, L'événement indien de la littérature française, 2014).
     Au sommaire, des œuvres et études de Jacques Masui, Jean Herbert, René Daumal, Shankaracharya, Chandidas, Ravidas, Ramakrishna, Vivekananda, Aurobindo, Rabindranath Tagore, Mahatma Gandhi, Kamir, Pratima Tagore, Satyaryana, Swami Pavitrananda, Anilbaran Roy; Swami Siddheswarananda, Camille Rao, Prof. Akshaya Banerji, K. G. Mashruwala, Dr. G. B., Lizelle Reymond, Louise Morin, Humbert-Sauvageot, Prof. L. Barbillion, Emile Dermenghem, Lanza Del Vasto, F. Le Lionnais, Jean Grenier, Benjamin Fondane. ‎
     Ci-après, j'ai choisi un extrait d'étude intéressante d'un auteur indien,
Satyaryana, non présenté dans cette livraison - mais qu'importe, lisons-le plutôt :

 

 

 

 

Inde et Occident        

 

[…]  Deux échelles de valeurs, dirons-nous ; comment les comparer ? Parfois, les images, mieux que les paroles, font apparaître les données essentielles. L’image du Bouddha, telle qu’on peut la contempler même en Europe dans un musée ou dans un livre, nous représente un ascète assis, jambes croisées, le torse droit mais souple, tout à fait immobile, plongé dans la méditation, le visage merveilleusement serein, avec parfois un léger sourire qui exprime la paix parfaite et la joie la plus pure ; les yeux sont clos et les paupières semblent voiler à peine une radieuse lumière intérieure dont le reflet illumine le visage si doux et si pur. Ces yeux sont tout un symbole ; ces regards fermés au monde extérieur mais ouverts à la clarté de l’âme, et cette joie sereine que rien désormais ne saurait plus faire vaciller. Cette image nous révèle mieux que de longues explications la prépondérance donnée par les Indiens aux valeurs spirituelles, - à la vie intérieure par rapport à la vie extérieure. Et nous touchons là à la cause véritable de leur force et de leur faiblesse à la fois. Pour l’Occidental, le souci de la vie extérieure prédomine et il fait deux parts bien nettes, une au corps et une à l’âme. Pour l’Indien, l’essentiel est la vie spirituelle, mais il ne l’oppose pas plus à l’autre qu’il n’oppose la raison à la foi ; il les harmonise, au contraire, et la vie extérieure est une série de manifestations, de symboles, à travers lesquels l’âme s’exprime et rayonne. 

    Cette prééminence du spirituel est, croyons-nous, le secret véritable de la tradition indienne ; elle en explique à la fois l’unité profonde et l’extraordinaire et permanente vitalité à travers les siècles, et cette faculté de renouveler perpétuellement ses sources vives tout en restant fidèle à elle-même. Cette spiritualité qui pénètre toute la civilisation indienne lui confère également ce caractère synthétique et vivant qui réussit à concilier la création et la destruction. Cette synthèse fleurit dans mille symboles, à commencer par celui de la Trinité brahmanique : Brahmâ le créateur, Vishnu le préservateur, Shiva le destructeur. 

     L’unité spirituelle de l’Inde n’est pas une unité exclusive selon le mode logique européen des contraires irréductibles. Un philosophe européen me disait un jour : "L’Inde ne tient pas compte du principe de contradiction". L’excellent homme avait vu juste, mais ce qu’il entendait, d’un air chagrin et déconcerté, comme un reproche, nous apparaît précisément comme la plus féconde et la plus libératrice des découvertes. Le génie de l’Inde, c’est précisément d’avoir accueilli toutes les diversités et d’en avoir réussi la synthèse, de n’avoir distingué les contraires que pour les harmoniser en les transcendant. Et c’est, nous semble-t-il, bien plus conforme à la nature et à la vie que la philosophie et la psychologie européennes à compartiments étanches. 

     "La vérité est Une, dit le Rig-Veda, mais les aèdes lui donnent des noms divers". Le cœur, l’essence même de l’expérience indienne réside dans la conviction instinctive et inébranlable que le bien le plus haut et la liberté suprême se trouvent dans la pleine conscience de cette unité. La félicité s’obtient par la connaissance, car celle-ci libère de l’illusion, cause initiale de toute souffrance. 

     Un autre trait de la spiritualité indienne, c'est son caractère familier, quotidien, immédiatement pratique. Pour l’Indien, la religion et la philosophie ne se séparent pas de leur réalisation, et M. Masson-Oursel a parfaitement raison de remarquer que "la vocation de l’Inde consiste à prouver l’efficience de la spiritualité." La recherche de la vérité, - comme la réalisation de l’amour, son expression parfaite - peut se poursuivre à travers toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient : elle permet d’échapper aux limitations du temps et de l’espace au moment même qu’on y est emprisonné. C’est pourquoi aucun pouvoir matériel, aucune oppression, aucune injustice ne saurait ravir à l’Inde son bien le plus précieux, son âme. 

     Pour décrire cette quête de la vérité et la découverte de la lumière, les philosophes et les poètes indiens ont trouvé des accents d’une beauté, d’une allégresse, d’une vertigineuse pureté, qui sont plus émouvants qu’aucune œuvre d’art, parce qu’ils font vibrer les cordes les plus profondes de l’être. Mais il est impossible de rendre dans une autre langue les sonorités magiques du sanscrit. 
Voici deux passages plus familiers : 

    Le poète parle d’un ascète : "Le sol est son lit ; les lianes de ses bras, son oreiller ; le ciel bleu, son dais ; la lune, sa veilleuse ; le pacte de chasteté qu’il a fait avec son épouse, son union charnelle, et les régions célestes sont les jeunes esclaves qui agitent autour de lui l’éventail de tous les vents : ainsi repose un ascète, aussi luxueusement qu’un prince de la terre". (1) 

     Ici, c’est l’ascète qui parle : "Terre, ma mère ; air, mon père ; feu, mon ami ; eau, ma sœur ; éther, mon frère, pour la dernière fois élevant mes mains réunies, je vous salue ! C’est à la faveur de votre ambiance que j’ai acquis les mérites d’où a jailli pour moi, resplendissante, la science qui détruit de fond en comble la puissance de l’égarement ; à présent, je vais me fondre en l’être suprême." (2) 

     Beaucoup de contes populaires, simples et touchants, nous révèlent aussi la conception indienne de la vie. Un chasseur se rend souvent dans une forêt où il tue des oiseaux et des animaux sauvages. Un jour qu’il a chassé en vain jusqu’au soir, il s’arrête sous un arbre, épuisé de fatigue. Cet arbre est la demeure de deux oiseaux. Ceux-ci, au lieu d’être effrayés par la présence de leur ennemi mortel, sont pleins de joie à l’idée de donner l’hospitalité à celui qui en a besoin. Mais cette hospitalité doit être parfaite. L’homme a épuisé ses provisions et il a faim. Un dialogue merveilleux s’engage alors entre les deux oiseaux, pour décider lequel d’entre eux aura l’honneur de se sacrifier. Finalement, l’un d’eux accepte de rester, tandis que l’autre se laisse tomber dans le feu allumé par le voyageur. Et celui-ci, qui n’avait même pas aperçu les oiseaux, remercie le ciel pour ce repas inespéré. (3) Mais résumer, c’est trahir, car ce sont l’atmosphère et les détails qui font tout le charme de tels contes...
 

Satyaryana

 
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 (1) Traduction Victor Henry. 
 (2) Traduction communiquée par M. Foucher. 
 (3) Ce conte se trouve dans le recueil intitulé Pañcatantra - "Les Cinq livres". 
 

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