Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Jours ordinaires", de Yves Simon, éditions Grasset & Fasquelle, janvier 1989, 80 pages, 48 F

C'est en Haute-Marne, à Choiseul, que naît Yves Simon le 3 mai 1944. Il passe une enfance rêveuse dans les Vosges entre un papa cheminot, André, et une mère infirmière, Yvonne. Le métier de son père lui permet de voyager gratuitement. Bourlingueur en herbe, il a ainsi l'occasion de découvrir Paris et de nombreux coins de France. Lorsqu'il a 15 ans, il navigue déjà entre musique et littérature. Ses passions et centres d'intérêt sont nombreux et d'essence plutôt artistique.

Musicien - ma post adolescence a été bercée par son titre "Ma jeunesse s'enfuit" - romancier, poète à ses heures (Le Souffle du monde, éd. Grasset, 2000), le Prix Médicis lui est décerné pour "La Dérive des sentiments" (éd. Grasset, 1996). J'ai choisi l'un de ses livres le moins cité, qui compte pourtant dans son œuvre : une sorte de Journal, soixante-six notations au fil de l'eau, non datées, sans cohérence apparente mais indirecte, où le poète qu'il est laisse défiler devant nos yeux des instants de vie, des instantanés au sens quasi photographique du terme.

Voici :

 

 

 

 

C'est à Lisbonne que je rêve de la guerre pour la deuxième fois. Un bruit d'avion et cette bombe noire qui descend lentement du ciel comme une montgolfière, puis l'éclair, la lumière, et moi qui me jette à plat ventre sur le sol d'une maison inconnue. Geste dérisoire contre le vent des atomes avec ses poussières et son parfum qui entrent partout, dans les poumons, sous les ongles, à l'intérieur des os et du cerveau... L'arme des corps anéantis.

 

* * *

 

     Quand le train express s'est arrêté à la gare d'Hiroshima, je me suis dit à plusieurs reprises : "Je suis à Hiroshima, je suis à Hiroshima..." J'ai marché sur un trottoir, puis un taxi m'a emmené, et là encore il a fallu que je me répète : "Je suis dans un taxi à Hiroshima. A Hiroshima..."
    J'avais besoin de penser ce mot de ville, d'inscrire dans ma tête ces syllabes d'Hiroshima tant il est difficile, avec ces lieux de malheur, de s'habituer à ce qu'ils aient survécu, et que l'on puisse encore y vivre comme ailleurs.

 

* * *

 

     Lisbonne encore. Une ville jaune avec des affiches et des slogans plein les murs, rouges, noirs. Alfama, l'ancienne ville arabe à côté du Tage, sur une colline. Dédale de rues, de couleurs, de senteurs...
     Et puis, deux cafés anciens, élégants. Le premier sous les arcades de la place du Commerce, face au débarcadère, l'autre, à cinq minutes de là, en remontant vers le nord, le Brasileira, près de la place Camoẽns. Fernando Pessoa les fréquentait. Je me suis assis à chacune des tables pour être certain de me trouver quelques secondes à sa place.

 

* * *

 

     Une lettre air mail partie vers toi, ver le bleu d'une poste inconnue : Athènes en briques rouges, une feuille et quelques mots d'amour et de solitude tournés en rond sur un papier d'argent. Sensations de rêves, fugitives images d'un corps qui caresse, d'une bouche qui parle et embrasse. Douceur des présences qui se rappellent.
   Près de toi un bateau se glisse et tu fuis sur cette passerelle de soleil.

 

* * *

 

     Je voudrais que tu saches que mon envie de toi est l'envie de l'histoire que tu possèdes dans ta mémoire. La moitié du monde est en moi, l'autre moitié se trouve dans les souvenirs de ton corps. Quand je fais l'amour avec toi, je fais connaissance avec quelques-unes de tes douleurs et de tes déchirures et je sais comment étaient les lèvres de ton premier baiser et le désespoir de ton premier chagrin.

 

* * *

 

     Athènes ce soir, c'est une chambre, un hôtel, une femme, à l'intérieur qui caresse ses cuisses.
    Nuit moite. Les chats errants de la ville se faufilent entre les pierres et la femme soupire doucement en secret. Un camion fait vibrer la fenêtre, elle appuie son geste et s'endort. Quelques diamants de sueur sur son ventre s'évaporent.

 

* * * 

 

     Je voudrais que tu sois près de moi et j'ai peur et j'ai peur, quand tu me touches, que ta bouche soit trop près de ma vie et l'encercle de ses souffles.

 

* * * 

 

     Et un jour on me demandera qui j'ai aimé et je dirai que cela ressemblait à de l'insaisissable, à du sable qui glisse entre les doigts, à du vent qui gémit entre des persiennes, et je dirai qu'il y avait comme un souvenir d'enfance dont j'avais du mal à me souvenir, que c'était une série de masques faisant croire qu'il y avait quelque chose de mystérieux caché sous la même forme apparente et je dirai que j'ai pleuré, craché, battu, haï, que je me suis recroquevillé un jour sur le plancher, nu, avec seulement une fenêtre fermée et le soleil de l'autre côté.

 

Yves Simon

 
 
 

Les commentaires sont fermés.