Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Jours d'hiver" de Marie-Hélène Lafon, librairie Initiales, 56 pages, 13 novembre 2018

Marie-Hélène Lafon, née le 1er octobre 1962 à Aurillac, dans une famille de paysans, est une professeure agrégée et écrivaine française, qui réside aujourd'hui à Paris.
Elle devient agrégée de grammaire en 1987 et commence à écrire en 1996, à 34 ans. Son premier roman Le soir du chien (2001) est récompensé par le prix Renaudot des lycéens en 2001.
Elle avait précédemment écrit des nouvelles - pour lesquelles elle ne trouvait pas d'éditeur - dont "Liturgie", "Alphonse et Jeanne", qui seront publiées l'année suivante dans le recueil Liturgie (2002), récompensé par le prix Renaissance de la Nouvelle en 2003. Elle a présidé le prix littéraire des lycéens de Compiègne en 2003-2004.
Lauréate de nombreux prix, Marie-Hélène Lafon a obtenu le Prix du Style 2012 pour "Les Pays" et le Prix Goncourt de la nouvelle en 2016 pour Histoires. Elle recevra le Prix Renaudot 2020, pour son roman Histoire du fils.  Elle est publiée principalement par les éditions Buchet/Chastel.

Voici pour vous un extrait de Jours d'hiver, une chronique écrite à la manière d'un Journal, dans un cadre, il faut en convenir, très parisien - une géographie citadine que je connais bien, pour y avoir travaillé, sans plus :

 

 

 

Mardi 5 décembre 2017

Ligne 6, station Place d’Italie, direction Nation. Il est presque vingt heures, l’heure de pointe est passée, elle vient de finir, je m’installe ; on pourrait prendre ses aises, allonger les jambes, écarter les coudes, déployer les épaules ; on s’enfonce dans le remugle métallique du métro, on s’en tapisse les narines, les poumons, la peau, on n’y pense même plus, il fait chaud, on est là, ça cahote et stridule vaillamment, la mécanique accomplit son office, les corps sont transportés, les têtes se penchent sur les écrans des téléphones, on flotte, ça flotte, la journée s’étiole. Les femmes portent des bottes : il y aurait beaucoup à dire sur les bottes des femmes en particulier et sur les corps d’hiver des femmes en général. Les sièges de la rame se souviennent à peine d’avoir été verts et bleus ; leur velours est éreinté, encrouté de vieille crasse, il a la pelade, on ose à peine le regarder, si on le regarde, on ne s’assied pas, on ne s’assied plus, plus jamais ; parfois advient le miracle d’un wagon rénové, on a tiré le gros lot et ça change tout, le vert et le bleu triomphent, ils sont fringants, ils ne savent pas ce qui les attend, ils pavoisent et on les honore avec volupté dans l’harmonie générale.

Station Quai de la Gare, un homme monte ; il est grand, solide ; il est jeune, trente ou trente-cinq ans, pas davantage ; tête nue, les cheveux drus et bouclés, d’un blond qui tire vers le roux, un blond étrange, mal éteint, comme un feu qui couverait, un blond qui doit se dégoupiller au plein soleil des saisons glorieuses. Je le regarde, je cherche presque machinalement comment attraper ce blond, dire sa douceur, son miel, son suc, sa densité. Je cherche, il y a de l’écorce dans ce blond, de la feuille tavelée, de l’humus, du sous-bois ; il y a de la bête fauve, du pelage ; je tâte, je rumine, le moulin des mots tourne derrière mes yeux et je le laisse faire. L’homme reste debout, il est encombré d’un immense sac en papier blanc, manifestement léger, qu’il dépose à ses pieds. Son regard se perd dans la coulée lumineuse de la Seine que le métro traverse, son regard scrute, à droite et à gauche, à droite encore, comme un qui voudrait n’en pas perdre une miette, de la Seine traversée entre Quai de la Gare et Bercy, on n’en a pas l’habitude, on ne s’en lasse pas. Je ne saurais dire si l’homme est parisien ou pas, usager rompu à l’ordinaire sauvagerie métropolitaine ou provincial, et sa vêture ne me renseigne pas. Il a de la présence, c’est autre chose que de la séduction, l’évidence de son corps s’impose, il fait personnage ; et ça ne tient pas seulement au blond indicible qui le coiffe comme un casque de guerrier troyen.

Le wagon s’enfonce dans le boyau, la Seine se dérobe, et l’homme se penche. Il extrait du sac blanc un paquet plus long que large, souple, voire moelleux, une sorte de berlingot ardemment bleu enturbanné aux deux extrémités d’un nœud de ruban satiné, large, généreux, ourdi d’une main patiente dans une boutique cossue par une dame experte qui a pris tout son temps. L’homme étreint le paquet, le tient contre sa poitrine, embrassé ; un instant, il ferme les yeux, le paquet bruisse ; c’est une danse étrange, inouïe et très douce, tendre et presque douloureuse. J’avais d’abord pensé au matin de Noël, un enfant aurait éventré le berlingot et brandi comme un trophée la peluche attendue. Je me ravise soudain ; le métro arrive à Bel Air, je descends, l’homme aussi ; son pas est long, il me devance, rue de Picpus, rue du Sahel, avenue du docteur Arnold Netter, je sais où il va. Sur le trottoir, à la sortie de l’hôpital Trousseau, une femme l’attend qui pourrait être sa mère, ils se prennent aux bras, le sac est à leur pied. Ils traversent l’avenue et entrent sans parler au 21, dans l’immeuble voisin du mien, réservé aux familles des enfants hospitalisés.


Marie-Hélène Lafon





Les commentaires sont fermés.