Pourquoi écrivez-vous ? : Inger Christensen
Nous allons commencer, si je puis dire (car le sujet a déjà été abordé dans mon premier blog) par une poétesse, écrivaine, dramaturge et essayiste danoise, traduite dans le numéro 71 de Diérèse, Inger Christensen (1935-2009) : dans cette livraison, les traducteurs sont Janine et le regretté Karl Poulsen (pages 45 à 69). Une écriture marquée par Chomsky et François Jacob. Sa réponse devait faire la part belle à la poésie, car Inger Christensen s'estimait avant tout poète, voici :
La poésie se développe comme la musique dans le temps.
Dans chaque poème il y a un départ et une arrivée.
Chemin faisant, le temps de la lecture d'un poème est transmué en temps propre du poème, et l'arrivée paraît retardée infiniment. Peut-être qu'on n'arrive jamais. Peut-être que la mort n'arrive jamais.
Je sais que je vais mourir et que ma vie n'a qu'un sens. Mais au moment d'accéder à la poésie j'ai accès à un univers qui se déploie dans tous les sens.
C'est ici que je suis dissoute et deviens une partie de ce qui a toujours existé.
C'est comme le sentiment que l'on peut avoir un jour d'été très chaud quand la lumière est douce et nébuleuse, comme si on pouvait la toucher. Les couleurs sont si saturées et dissoutes les unes dans les autres que l'on passe directement à travers elles.
Vu ainsi, c'est quand le temps se dissout et devient espace, quand l'univers poétique assume la définition de nos vies, que le je et le tu se rencontrent dans les autres.
Il fut un temps où l'investigation poétique allait de pair avec l'espace. Elle plongeait dans l'inconnu pour trouver du nouveau. Maintenant chaque petit coin est comme connu et contrôlé. Le nouveau et l'inconnu se nomment simplement progrès presque avant d'avoir eu lieu.
Il est peut-être temps maintenant que le vieux courage de plonger dans l'inconnu soit remplacé par la tentative de prendre pied dans le connu. Par une sorte de répétition linguistique de ce qui existe déjà.
Parce que le monde était peut-être assez sage comme il était, sans nous.
Peut-être a-t-il simplement attendu que l'humanité atteigne l'âge d'exprimer ce que le monde s'est murmuré à lui-même depuis le début.
Je vois le langage, et aussi le langage poétique, comme une prolongation de la biologie.
Quand, par conséquent, j'écoute très attentivement les petits déplacements du langage, les moindres différences des sons et des couleurs, et par là des sens, je serais peut-être en mesure de parler la même langue que parlent le vent, la pluie et les feuilles. Et les langues ne sont peut-être pas si différentes de la langue du corps. Comme si les cellules pouvaient être des mots qui communiquent entre eux par la chimie. Et pour moi ça fait partie du travail du poète de traiter des mots comme des cellules vivantes.
Ainsi le langage poétique œuvre avec l'unité des mots et des choses. Les choses parlent leur propre langue distincte. La poésie est ce qu'elle dit.
Et comme poète j'essaie toujours de me rappeler que si je contemple le monde, c'est en même temps une partie du monde qui se contemple.
Nous vivons, il est vrai, dans des temporalités différentes. Les arbres ont leur propre temps. Les pierres un autre. Mais toutes ces langues, la langue botanique, cristalline, mathématique, etc. sont autant de conversations que l'univers entretient avec lui-même pour prendre conscience de lui-même.
En tant que poète je fournis donc ce "savoir", mais j'exige en même temps de moi que ce savoir inhumain dresse une courbe de la température sociale. Je tâtonne avec une poésie qui est une tentative de créer un étonnement où les êtres peuvent s'unir et survivre.
Roland Barthes a dit que s'étonner ce serait déjà être amoureux.
L'alphabet constitue une mémoire permettant de se rappeler toutes les choses qui sont dans le monde.
Mais ce n'est qu'au moment de tomber amoureux de l'alphabet et de ses moindres particules alphabétiques que l'on a une chance d'obtenir du monde qu'il nous parle dans la langue qu'il nous a prêtée. "Je pense donc je suis." écrivit Descartes.
J'ai envie de renverser cette phrase pour qu'elle convienne à ma stratégie poétique : je pense, donc je fais partie du labyrinthe.
Le labyrinthe comme une sorte de pensée commune, une bande mœbienne entre les hommes et le monde.
Inger Christensen
Prochain auteur : le Colombien Álvaro Mutis Jaramillo