Pourquoi écrivez-vous ? : Álvaro Mutis (1923-2013)
Un poète de l'exotisme, du chemin de traverse et de l'autoroute, et un magicien qui a fondu la poésie et la prose. Né en 1923 en Colombie, il s'est ensuite établi au Mexique, où il nous a quittés, le le 22 septembre 2013 à Mexico. Poète et romancier, il est aussi l'auteur de nouvelles et d'essais.
Voici ce qu'il a répondu à la question, en se prêtant au je(u) :
J'écris par dégoût. Par dégoût de moi-même et du monde que nous sommes parvenus à construire.
J'écris pour ne pas oublier certains détours des plantations de café et des champs de canne à sucre de Tolima, en Colombie, où j'ai passé la plus grande partie de mon enfance et le meilleur de mon adolescence.
Pour préserver certains endroits de la grande maison avec ses plafonds de chêne odorant. Pour que ne s'efface pas le souvenir du geste inquiet et tendre des cueilleuses de café avec qui j'ai tenté mes premières caresses d'homme et mes premiers et maladroits exercices érotiques d'adolescent. Pour que continuent à courir les eaux du Coello et de la Cocora, et que leur bruit dans la nuit continue à me bercer jusqu'à ma dernière heure.
J'écris pour quelques êtres que j'aime, et ils sont très peu nombreux : pour Carmen qui illumine pour moi certains lieux inattendus de l'Espagne et de la vie, pour mon frère qui a partagé avec moi les heures heureuses de la terre chaude, pour mon fils Santiago qui les fait renaître en moi et en jouit intensément et qui, lui aussi, écrit de la poésie et aime la peinture de Velasquez et de Monet, pour Alvaro Castano Castillo qui a vécu comme moi dans un paysage pareil à celui que je recrée dans chacun de mes récits, pour Carmen Balcells à qui il arrive de temps à autre, quand elle lit mes choses, de ne pouvoir retenir un sanglot, elle qui unit une intelligence florentine à une sensibilité de reine de troubadours, et j'écris aussi pour les amis qui parcourent avec distraction et ennui quelques lignes de ma poésie pour la ranger ensuite sur ces rayons où l'oubli la protège.
Et j'écris aussi pour ceci : pour l'oubli, pour alimenter le néant, pour savoir que ce que j'écris ne dépassera jamais le cercle de mes amis. J'écris aussi pour cet étudiant qui est en train de lire avec délice un de mes écrits, et qui, demain, en gardera un vague souvenir et se demandera : "De qui était-ce ? Peut-être ai-je oublié que c'était de moi ?" Cet oubli est peut-être le meilleur hommage et la seule raison de continuer à tenter ce travail de Sisyphe, qui n'a même pas l'intérêt de fortifier les muscles.
Il existe probablement encore d'autres raisons pour lesquelles j'écris, mais elles ne me viennent pas en ce moment à l'esprit et peut-être sont-elles fausses, nées de ce cloaque de la raison qui a produit les monstres dont notre cher Don Francisco de Goya y Lucientes savait tant de choses. Lui, en tout cas, est digne d'une mémoire éternelle. Et c'est tout.
Álvaro Mutis