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"Mon Amérique" de Philippe Labro, éditions de La Martinière, octobre 2012, 232 pages, 30 €

  Un bien beau livre à la couverture cartonnée, signé par l'auteur de "L'Etudiant étranger", avec le portrait de cinquante personnages illustres, dans le domaine littéraire, artistique, musical et politique, le tout agrémenté de photographies "qui parlent d'elles-mêmes" selon l'expression consacrée.
   J'ai choisi pour vous ce que Philippe dit du plasticien Edward Hopper, un peintre que je situe haut dans mon panthéon pictural, une empathie tout simplement résumée par l'atmosphère que délivrent ses tableaux, inimitable. Si Yves Bonnefoy voit dans "The Lighthouse at Two Lights" "Le phare à deux feux" (1929) l'un de ses chefs-d'œuvre,

phare à deux feux.jpg

Edward Hopper : The Lighthouse at Two Lights (1929)

j'avoue avoir un faible pour "La maison près de la voie ferrée" (1925) et plus encore pour ses tableaux dont la thématique renvoie à la solitude foncière d'une femme, nue ou presque, dans une chambre - série annoncée par deux gravures exceptionnelles "Evening Wind" (1921) ou "East side interior"" (1922) - à savoir :
"Girl at sewing machine" (1921), "Cape Cod morning" (1950), "Morning sun" (1952), "A woman in the sun" (1961).
   Ceci dit sans compter "Sun in a empty room" (1963), une toile la plus dépouillée qui soit, trait d'union entre le vide de la pièce, sans mobilier aucun, et le vide intérieur ; une œuvre qui semble clore ledit cycle, privé de cette figure féminine si chère à l'artiste.
   Mais arrêtons là et cédons la place à ce qu'a dit Philippe Labro du peintre Edward Hopper, voici :

 

 




Dépeindre en maître la lonely crowd 


   C’est bien gentil de vouloir chanter l’enchantement de l’Amérique, sa nature luxuriante, la majesté de ses espaces de l’Ouest, la beauté renversante de ses forêts. C’est bien gentil de célébrer le dynamisme de l’homo américanus, sa convivialité, son sourire, son "vivre ensemble", sa positive approche de la vie et de l’avenir, cet homme - comme cette femme - pour qui "demain est un autre jour". Ces femmes de glamour, de souplesse et de sensualité, ces enchanteresses. Et lui, ce bagarreur, bavardeur, pionnier au regard franc, buveur de bière au sein d’une communauté qui bruisse, un groupe, cette humanité qui se touche, se congratule, s’unit dans le même combat pour la victoire de la liberté, la poursuite de l’excellence et, surtout, celle du bonheur, c’est le mot : la poursuite. L’ont-ils jamais rattrapé, ce bonheur ? Quel est ce mythe ? N’y a-t-il pas autre chose derrière le "rêve" ? Il y a la réalité du quotidien. C’est bien gentil, les stars, les héros, les étincelantes réussites dues à l’esprit d’entreprise autant qu’à la conviction, toujours clamée haut et fort, que "rien de grand ne se fait sans les autres". C’est bien gentil, "les autres". 
   C’est bien gentil tout cela, mais les romanciers et nouvellistes américains, de John Fante à John Cheever, de Raymond Carver à Philip Roth, de James Agee à John Updike, de Scott Fitzgerald à Dos Pasos, de Sinclair Lewis à John O’Hara, de Irwin Shaw à James Jones, de Flannery O’Connor à Sylvia Plath, de Carson McCullers à Joyce Carol Oates, de Norman Mailer à William Styron et de Robert Penn Warren à Upton Sinclair, ont tous écrit avec un talent multi-divers que leur pays, leur civilisation, ne constituait en rien un "rêve" d’opulence et de fraternité. 
 Tous ont remarquablement répondu à la vocation du romancier : dépeindre l’anxiété et le désenchantement, la solitude, le vide, l’interrogation qui conduit à la phrase de Fitzgerald dans La Fêlure : "Dans la vraie nuit de l’âme, il est éternellement trois heures du matin." Si j’utilise le terme "dépeindre", c’est que ces réalités de la chose américaine ont été interprétées par d’autres artistes - en particulier les peintres, en particulier l’un d’entre eux, Edward Hopper. 
   Il a peint l’ennui américain, l’abandon américain, le néant américain, l’ambiguïté et la question posée par tout être humain : "Que fais-je dans ce monde ?" Que font les personnages de Hopper dans le monde du milieu du XXe siècle américain ? Ils appartiennent à ce qu’un sociologue intitula "the lonely crowd" - "la foule solitaire". Dans des scènes ou des décors d’apparence banale, anecdotique, cet artiste dont l’autoportrait révèle un regard attentif, une bouche close, une allure discrète, est devenu celui que l’on appela "le témoin silencieux" d’un pays, d’une humanité peu semblables aux clichés souriants véhiculés par d’autres moyens. Influencé par Manet et Degas, il vivait modestement dans un immeuble sans ascenseur de Greenwich Village à New York, et y demeura même au sommet de sa gloire, car après de longues années dans le désert critique, il finit par être reconnu comme un maître, un réaliste exprimant ce qu’il y a de plus poignant dans la vie quotidienne. Des femmes seules dans des intérieurs souvent vides ; des buildings ou des maisons sous la lumière d’ un soleil qui se couche ou se lève, des personnages qui semblent détachés les uns des autres, enfermés dans leur mélancolie ou l’attente de quelque chose qui n’arrivera pas - l’amour, la paix intérieure. Hopper est un extraordinaire illustrateur dont la science de la lumière, le cadrage, l’observation, le don poétique de la représentation à la fois réaliste et irréelle des maisons, des rues, des villes, des murs et des briques, des lucarnes et des voies de chemin de fer, d’une Amérique où l’espace n’est pas exaltant mais angoissant, arrêtent l’œil. Vous restez devant n’importe quelle toile de Hopper, ces "chambres avec vue", ces femmes contemplatives, nues ou à moitié habillées, aux positions évoquant une recherche de tendresse ou un désir violent, qui restera insatisfait - vous y restez suffisamment longtemps pour lire l’intention de Hopper : refléter le caractère de son pays, la tension entre la nature et la culture, l’immobilité et le silence en opposition à la vitesse de la vie moderne. C’est très fort : sens original des couleurs, ligne graphique claire, un don pour capturer ce qui est essentiel. 
   Je ne connais pas de plus éclatante démonstration du talent figuratif de Hopper que son fameux Nighthawks, qui date de 1942 - la toile, parmi ses plus de trois-mille œuvres, qui a inspiré cinéastes, romanciers, affichistes, photographes et dessinateurs de BD et que j’ai admirée dans un musée de Chicago. On est dans la nuit noire et bleu foncé, au centre même d’une ville vide. On pourrait se trouver à Detroit, Los Angeles, Baltimore, Duluth dans le Minnesota, peu importe : il s’agit, au coin de deux rues, d’un décor de bar, d’un style qui disparaît peu à peu du paysage urbain américain. Quatre personnages sont figés dans cet endroit banal, aux lignes quasi abstraites. Chaque détail attire, car Hopper réussit à les singulariser : deux salières, un bâton de rouge à lèvres, un verre, un chapeau mou, un comptoir acajou, deux tabourets. Le serveur, voûté sur son travail, semble scruter la rue verte et bleue, au-delà des vitres, comme s’il craignait je ne sais quelle irruption de délinquance. Un consommateur est assis, vu de dos, comme perclus de fatigue, de lassitude. Et puis, un couple formé d’un homme à chapeau gris et bande noire, habité, lui aussi, par ce qui pèse si lourd : la routine, l’ennui. Un mégot au bout des doigts. La femme a de longs cheveux roux et une robe rose, elle est maquillée ; on pourrait imaginer qu’ils sortent d’un hôtel proche, où ils ont eu un rapide rapport sexuel qui n’a comblé ni l’une ni l’autre. 
   On peut aussi imaginer qu’elle n’a peint son visage que parce qu’il faut le faire, c’est comme ça, c’est l’usage, même si cela n’aboutit à rien d’autre que cette incommunication qui se dégage du couple. Un tableau ne transmet, en principe, aucun son et pourtant, on croit entendre le silence de cette scène intense. Les couleurs sont de bois foncé, de vert épais, de bleu diaphane du métal de deux percolateurs, de blanc mat des tasses de café, tout est en place pour transmettre le silence de ces quatre Nighthawks, terme que l’on peut traduire par "noctambules". Oiseaux de nuit. Personne ne les regarde. Ils sont perdus dans leur isolement et me font penser à cette phrase de Thoreau : "La plupart des gens vivent des vies de désespoir tranquille.


                                                                      Philippe Labro 

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