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Un poème : "Genèse" de Loránd Gáspár, écrit en mai 1999

Loránd Gáspár fut un médecin, poète, historien, photographe et traducteur français d'origine hongroise, né en 1925 à Marosvásárhely en Transylvanie orientale (actuellement Tîrgu-Mureș en Roumanie). Etudes secondaires dans cette même ville. Admis à l'Ecole Polytechnique de Budapest en 1943, il est mobilisé quelques mois plus tard.
En octobre 1944, après l'échec de la tentative de paix séparée, suivie d'une occupation allemande et de la mise en place d'un gouvernement nazi en Hongrie, il est déporté dans un camp de travail en Souabe-Franconie. Loránd Gáspár s'en évade en mars 1945 et se présente à une unité française près de Pfullendorf. Réfugié en France, il est naturalisé en 1950 et poursuit des études de médecine à Paris. Par la suite, il deviendra d'abord chirurgien des hôpitaux français de Jérusalem et de Bethléem. A partir de 1970, il est chirurgien à l'hôpital Charles-Nicolle de Tunis, ce jusqu'en 1995. En 1998, il reçoit le Prix Goncourt de la poésie pour l'ensemble de son œuvre. Loránd Gáspár s'est éteint à Paris en octobre 2019.
Sa Correspondance avec Georges Perros (1966-1978), d'une précieuse liberté de ton, a été publiée par La Part Commune en mai 2001. Par ailleurs, une étude consacrée à ce poète devrait paraître dans une toute  prochaine livraison de Diérèse.

Pour illustrer l'écriture concise autant que lumineuse de Loránd Gáspár, un texte : "Genèse", écrit dans la lignée de Corps corrosifs (éd. Fata Morgana, 1978) :

 

 



GENÈSE
 


1.

À l’eau sombre qui là-bas recueille 
le vert ferment d’une aube sur terre -
à l’eau qui va riant dans les pierres 
dissiper la ferveur des images -
à la goutte d’eau claire dans mon œil 
mémoire d’une aveugle fraîcheur 
quand l’âme vérifie le désert -

À ce qui me dit indivis et fluide 
chant levé dans l’essor du chant 
essaim de lueurs que rien n’interrompt 
mots et gestes brefs tissés dans l’ouvert -

Sur la rive rêche et endolorie 
fruits tombés que décompose la mer 
lambeaux de brume, pansements jetés.



2.

Clairière d’esprit dans le corps du matin 
brûlé distraitement par les feux de midi -

ainsi la chapelle chaulée frais des îles 
et la craie fluide d’un dieu qui dessine

la route incalculable d’un goéland 
tout le blanc entre les mots que gardait ta voix

et les fruits, ô les fruits que tant de déserts, 
de nudité promettaient au marcheur

comme ils se replient doucement dans l’ombre !
comme leurs pigments étincellent dans la gorge !



3.

L’ampleur des pistes aux marches de l’espace 
distances et promesses ont tenu dans un dé

d’une soif de parler les miettes tendrement 
mêlées à l’herbe rare en Judée au printemps -

Pourtant ce regard -
Le petit jour dénudé de ses feuilles 
l’être-ici cinglant des choses touchées 
cailloux de la voix dans l’eau d’une source -

 


4.

Hésiter, trembler, frêles images du temps.
Le dur noyau de peser, de pourrir 
et ce bruit de source sans origine 
d’un coup d’aile déplié dans l’esprit du vent !

la hâte que nous avions d’entendre dans nos voix 
la muette origine de parole -

nous reste à présent l’humble labeur d’épeler 
ce qui de plus simple s’échange dans nos vies -

 


5.

Que d’effervescence dans les broussailles !
Comme la poussée des sèves est simple 
qui dans les boucles emmêlées délivre 
le tracé des doigts d’une mélodie -

Et c’est déjà la porosité du soir 
au flanc dénudé des pierres à genoux

dans l’odeur qui traîna longtemps 
sur une herbe sèche, les cailloux

paroles d’un jour près du jasmin, 
des mots vieux, oubliés, frileux

qui neigent doucement sur le monde, 
dans le jaillir sans nom de l’étendue

la force tranquille d’être là des choses 
la respiration d’à peine une couleur

quand tu avances dans la poussière 
de tant de visages innominés.

 


6.

Ici, quelqu’un des jours, des années 
écouta le bruissement de ses doigts 
mêlés à la paille d’un mur de torchis -
quelqu’un d’assis gluant encore de sa nuit, 
dans la pourpre de l’Archange à la table d’Abraham -
un matin d’hiver dans sa robe plissée 
la pudeur alluma ses lampes dans les pores -
un flocon d’évidence est percé à blanc 
dans le visage qui voit tout à coup -


7.

Quelqu’un avance dans la poudre d’icônes 
dans la farine jaunie des baisers du monde 
et ses jambes sont ivres d’un vin lucide 
que sa fatigue a tiré des ronces et des craies.

Un couteau a brillé au jardin de nageoires 
âme sans écailles jetée sur les pierres 
son odeur d’herbes fraîchement coupées - 
mais encore et encore le ressac broie

le duvet des ailes dans les cailloux 
nous parle à bout de souffle de malheur 
et la voix à jamais étonnée perfuse 
l’épaisseur de sa trame décousue.

 


8.

Ce qui se tait d’un silence infini 
dans l’ajustement un jour des syllabes -

la barque au large écoute ses racines 
où bat le sang d’une nuit sans visage

puis une fois encore c’est matin 
le frôlement d’une aile sur les eaux -

 


9.

Comme un jardin plein de tâtonnements.
De fruit en fruit, de soleil en soleil 
la marche enflait. Où se brisait la vague 
le dessin mis à nu enseignait le désir 
d’aller à la sève des corps et des pensées.
Franchir océans et déserts 
comme si le silence d’être ici savait 
se savait porteur bref de clarté indivise -

 


10.

tant de rumeur de ton corps que tu n’as pas su dire 
tant de pensées qui furent sans mots

lueurs d’abîme et cet autre silence
dans la rugueuse lumière au matin

et quand tombe le soir, cet autre jour des fonds 
qui fermente aux flancs nus des montagnes désertes


parle-nous clarté vêtue de mille images, 
ombres profondes, claviers de nos âmes, 
que ta voix brille au cœur même du néant, 
que l’écho sans fond tourne nos visages 
lavés de la peur vers plus d’acquiescement -

 

Loránd Gáspár

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