"Diérèse" n°32, printemps 2006, avec Olivier Cabière (1974-mai 2021), 268 pages, 13 €.
Un poète qui nous a quittés à 47 ans : Olivier Cabière avait fondé au Vigan en 2003 les éditions L’Arachnoïde, en collaboration avec François Di Dio, éditeur au Soleil noir d’auteurs de la deuxième vague surréaliste.
Diérèse a donné la parole par deux fois de son vivant à Olivier Cabière, précisément dans ses numéros 27 et 32 (cette seconde participation n'est pas mentionnée sur les réseaux sociaux).
Relisons ensemble ce qu'avait écrit Olivier Cabière, pages 150 à 156 dans la trente-deuxième livraison de Diérèse. Avec un deuxième paragraphe qui, en l'espèce, se passe de tout commentaire :
~ MAGDALA ~ *
Le nœud qui a servi à lier l’âme n’est pas un faux nœud qui se dénoue si l’on tire sur les extrémités : au contraire, il ne fait que se resserrer davantage.
Bruno Schulz
Lorsque j’ouvre les yeux, il m’est impossible de savoir si j’ai dormi, une pâleur incertaine éclaire faiblement notre chambre, ni jour ni lune.
Seule la blancheur de ton corps à mon côté, creuse les ombres laissées par mes doigts sur ton cou.
Les coqs avaient depuis longtemps déchanté, quand à force de marcher, je finis par échouer sur une plage. Cela commençait mal. Je songeais à me confier aux longs bras de l’eau, à me laisser enlacer par le silence des algues. Il ne restait que l’entrée à la clinique ou le suicide, et la clinique me faisait de plus en plus peur. Je repensais à cette jeune fille qui s’était jetée du haut d’un building les poches lestées de pierres, sans doute pour ne pas risquer de s’envoler, s’enfuir au pays de l’éclairement. Comment te rejoindre, gisante entre les étoiles ?
Un goéland déchire l’air du soir d’un cri retentissant avant de partir d’un rire obscène. La mer crache froidement sur ma joue, assis sur une digue municipale, sous la traînée d’un Mirage qui traverse le ciel de part en part. Il me semblait qu’à travers l’impossibilité de se comprendre nous pouvions nous comprendre. Que ce mélange d’ombre et de boucherie, les fantômes du regard, la nuit enfin, la nuit noire, tout cela allait sans rien dire. Tu as eu raison de te résoudre à une séparation préétablie, à m’abandonner à mon triste sort, moi-même te tournant le dos pour m’engager sur le pont qui plonge dans la brume, celui qui te faisait tant peur. Mais j’ai eu tort, à peine quelques pas dans le brouillard, et j’étais perdu, et je criais ton nom.
Le monde est une jungle humaine et personne ne connaît la chambre vers laquelle monte l’escalier qui la survole. Souvent une des marches manque et le vertige nous empêche de simplement la passer. Nous ne cessons de nous tourner le dos, de nous emmurer dans la solitude avec les meurtrissures de nos poings, nos germes de sanglot. A l’intérieur la nuit règne, et l’absence, qui n’est traversée que par les spectres, hors de portée de nos mains aveugles, nos têtes tâtonnantes. Mon teint de craie flotte dans tes yeux couleur de vérité, au fond triste et à la pupille délavée, où mon visage grotesque recule dans l’ombre. Le monde sera de cendre froide quand encore brûlera, enfoui sous elle, le petit brasier de nos regrets.
Immobile, je suis assis en tailleur sous un doux soleil d’automne, accoudé à un petit muret de pierres, un livre sur les genoux. En même temps, je rejette violemment la tête en arrière, frappe du crâne le mur de béton dont les arêtes s’aiguisent, jusqu’à ce que ma tête éclate, mon corps dressé en un arc-boutant paroxystique prolongeant la fleur rouge de nerfs enfin éclose. Une goutte de sueur dégouline de mon front par l’arête du nez avant de s’écraser sur la page, brouiller les mots, laisser place à la peur seule. Je suis crispé, refermé sur elle, immobile.
Il était trop tard, maintenant que je vois les monstres nématomorphes qui me dévoraient du dedans ramper autour de moi, je le sais, il était trop tard pour échapper à quoi que ce fût. La mort comme la lune règne sur ses créatures, et je ne peux qu’assister au linceul de nuit qui me couvre, ressentir au plus profond l’angoisse qui déchire mes entrailles, et le sang coule, aussi vain que les mots à porter au jour ce qui passe dans ma tête. Mes draps noirs maculés en sont plus noirs encore. La souffrance est peut-être profonde, sans doute sans fond, mais elle n’en lacère que d’autant plus ma langue déjà incompréhensible. L’écriture ne peut permettre de se ressaisir, que de creuser son trouble.
Tu peux me reprocher de noircir à dessein, forcer la dose de noir. Pour nous qui connaissons mal le soleil, sinon crépusculé, rongé, dissout avec le dernier jour, il est étrange que nous soyons nés avant de mourir, esprits qui n’avons pas trouvé d’issue au monde, lassés de se débattre vers elle d’autant plus pressante qu’inaccessible. Le ciel n’est jamais assez bas, noir, pour que sous l’invisible horizon qu’il écrase s’entrouvre une brève lueur, à moins que ce ne soit une voile gonflée par un vent qui ne soufflerait qu’au large, ou bien plutôt une fine chemise de nuit épousant les contours d’une rencontre à l’avenir incertain… De toutes façons, la possibilité ou l’impossibilité même d’une issue rend le ciel plus lourd encore, plus étouffant. Allons, si tu étais diable, n’aurais-tu pas introduit dans l’Enfer, l’espoir ?
Le soleil qui va mourir répand son sang, il n’est déjà plus qu’une plaie à l’horizon que l’ombre boit étirant ses ailes, avale et c’est la nuit. La nuit qui tombe comme tombe le masque d’un visage demeurant invisible. Reste cette poussière lumineuse d’yeux parlants qui tournoie sous la voûte crânienne, avec peut-être l’absurde sensation de pouvoir délester un peu de sa matière sans pour autant pouvoir faire cesser le tournoiement. Un peu comme un bloc de granit jeté avec violence à la face du roc dont ne sort qu’un son mat, sans écho pour le porter.
La lune est levée sur la mer et l’éclaire comme une apparition spectrale. On ne distingue pas la prunelle des étoiles qui tressaillent pourtant, traces d’oubli d’un ciel déserté. Maintenant la lune plonge dans les nappes noires successives des nuages. Par intermittence elle illumine le vide de la plage, aussi vide que le ciel, mais ils s’approchent, glacé de terreur j’entends le sable crisser sous leurs ombres démesurées pareilles à d’immenses pattes d’araignées, elles se précipitent sur moi, et dans une dernière curée, boivent jusqu’à mon dernier cri.
Je venais juste de quitter, ce soir-là, une mystérieuse jeune fille, transporté par son étrange beauté, sa sombre aura, perdu dans le dédale des ruelles de la vieille ville, quand je débouchais sur la petite place où je le vis, étendu sur le flanc contre un bas-côté. C’était un gros chien noir et roux. Seul, immobile, les yeux mi-clos, il haletait. Son regard semblait traverser mes vaines pitreries pour l’encourager à se relever sur ses pattes, comme s’il suivait au loin, parfaitement calme, la vie qui le quittait, trottinant à pas de chien, comme si elle n’était déjà plus qu’un souvenir apaisé. Il n’esquissa pas même un mouvement quand je cherchais l’éventuelle blessure par laquelle s’écoulait le flux, interrompu dans mes tâtonnements quand je remarquais la spirale de poils blancs qui tourbillonnaient autour des yeux, vieillissaient les pupilles noires au reflet terni, cernées d’orange. Il est mort longtemps avant que le pompier appelé au secours n’arrive pour emporter le corps. J’eus la sensation que c’était mon désir qu’on emballait de la sorte, dans ce triste sac artificiel. Je rêvais du chien parti l’âme en paix, courant à travers les pâturages lumineux d’on ne sait quel paradis perdu des chiens, sous la houlette d’un dieu canin à la niche de dimensions proprement invraisemblables.
Marie pleine de glace
Je retire mon ombre de ta vie
Bloc jeté
À la face du roc
Dont ne sort qu’un son mat
Sans écho
Derrière ton visage
Se cache la voracité des loups
Tu marches
Tête-à-l’envers
Pour ne pas qu’elle se vide
De ses oiseaux
L’intérieur de ta bouche
Serpent lové sous
Deux ailes
De corbeau
Est une cellule
Où je peux m’abriter
Olivier Cabière
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* Référence double : à une "haute tour", tout comme à Marie-Madeleine (ses pleurs), ndlr