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"Retour à Marcel Proust", de Jacques Benoist-Méchin, éditions Pierre Amiot, 20 juin 1957, 216 pages

  Extraits d’une lettre  à Pierre Amiot 


    Monsieur, 

    Ce "retour à Marcel Proust" a été, en même temps, un retour à moi-même. Il m’a permis de glaner une profusion d’impressions nouvelles et a fait revenir en moi une foule de souvenirs oubliés. Laissez-moi en profiter pour vous raconter comment je fis jadis la connaissance de Proust, la visite que je lui rendis en juin 1922, les circonstances dans lesquelles j’appris sa mort et comment une messagère mystérieuse, apparue deux ans plus tard, me fit espérer que mon travail ne lui avait pas déplu. 

    Je ne pensais pas que l’entretien que nous eûmes récemment aboutirait à l’exhumation de l’essai qui figure en tête du présent volume. Conçu quand j’avais vingt-deux ans, je ne l’avais pas relu depuis lors. Puisque vous avez estimé qu’il méritait d’être soumis au public, je vous le livre tel quel, parce qu’il ne faut jamais rien renier de sa jeunesse. 

    J’ai voulu y montrer la place de choix qu’occupait la musique dans l’œuvre de Marcel Proust, de la "puissance de résurrection" qu’il lui avait attribuée, et le rôle particulier dévolu par l’auteur de Swann à la "petite phrase" de Vinteuil. J’ai voulu aussi expliquer que, pour l’auteur du Temps perdu, la musique établissait une communication directe entre les âmes, parce qu’elle était plus qu’un art : un langage perdu depuis l’origine du monde, antérieur à l’invention du langage parlé et écrit... 

Jacques Benoist-Méchin


Ci-après, l'un des neuf chapitres qui composent "La musique du Temps retrouvé", pages 45 à 53 :

 

 

 

 

 

LA MUSIQUE DU TEMPS RETROUVE

LE  STYLE

   "Je suis", a dit, un jour Marcel Proust à Léon Daudet, "un homme qui s’est retiré du temps, pour pouvoir mieux le revivre". Et il est vrai que le Temps est le dénominateur commun de tous ses écrits, le problème qui n’a cessé de l’obséder durant toute sa vie. Il joue dans son œuvre un rôle primordial, comparable à celui des dieux olympiens chez Homère, ou de la théologie dans la Divine Comédie. Toujours présent, quoique sous des aspects divers, c’est lui qui meut les rouages compliqués de la Recherche du Temps perdu. Il est, littéralement, le premier et le dernier mot de cet immense ouvrage, puisque Du côté de chez Swann débute par cette phrase : "Longtemps je me suis couché de bonne heure", et que Le Temps retrouvé s’achève par ces lignes : "S’il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer du sceau du Temps, dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force..."
  Mais exprimer le Temps au moyen du langage, n’est-ce pas une gageure, puisque le langage consiste justement, comme nous l’a dit Bergson, "à résoudre le devenir en ses principaux moments, chacun de ceux-ci étant soustrait par hypothèse à la loi du temps" ? Semblables à ces cristaux inertes et symétriques qui ne laissent filtrer la lumière qu’en la décomposant, instrument admirablement adapté aux spéculations de l’intelligence, scalpel fait pour découper la matière en tranches toujours plus fines, comment le langage réussirait-il jamais à traduire la fluidité du réel, l’écoulement de la durée ou la continuité du vivant ? Comment lui faire épouser les courbes de la mémoire, ou les méandres de l’intuition ?
   Avant même de partir À la Recherche du Temps perdu, Proust a dû se créer son propre langage, pour pouvoir capter les réalités si spéciales qu’il se proposait de décrire. Il n’y est parvenu qu’en brisant la syntaxe traditionnelle, en greffant sur ses phrases des incidentes démesurées, et en imaginant enfin ce style si personnel, à la fois limpide et touffus, semblable à ces étangs envahis par une végétation aquatique dont les tiges flexibles et ramifiées à l’infini obéissent autant aux lois de leur croissance qu’au flux et au reflux du courant qui les porte.

   Mais il l’a fait aussi par le choix des images, et si l’on examine de près la texture de ses phrases, on s’aperçoit que, lorsqu’il a voulu exprimer une de ces réalités fugaces et insaisissables qui semblent défier qu’on les traduise par des mots, c’est en général à la musique qu’il a emprunté ses comparaisons. Il est arrivé à nous rendre sensibles à des nuances aussi impalpables, par exemple, qu’un changement de régime au sein de notre subconscient.

"Comme un sommeil prolongé est, en moyenne, quatre fois plus reposant qu’un sommeil léger", nous dit-il, "il paraît à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors qu’il fut quatre fois plus court." Magnifique erreur d’une multiplication par seize qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation, pareille à ces grands changements de rythme en musique qui font que dans un andante une croche tient autant de durée qu’une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l’état de veille.

   Ailleurs, il nous explique qu’ayant pensé successivement à Florence et à Combray, "l’alternance des images avait amené chez lui un changement de front du désir et, aussi brusque que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton dans la sensibilité."
   Sans cesse, dans son récit, il a recours à des perceptions sonores, pour nous rendre sensibles des états intérieurs qu’aucune autre comparaison ne permettrait d’exprimer. Témoin ce passage admirable de Swann, où il veut nous faire sentir la présence permanente du passé dans le présent et qui, malgré sa précision - ou en raison de sa précision même - agit sur nos esprits avec la puissance d’un sortilège :
   "En moi, bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : “Va avec le petit”. La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité, ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se fait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches des couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées, mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir".
   Mais ce n’est pas uniquement pour traduire nos états intérieurs que Proust emprunte ses images au monde de la musique. Il y recourt également pour dire l’émotion que suscite en lui un buisson de fleurs ou une modification imperceptible dans l’intensité de la lumière.
   Que l’on relise les passages où il évoque les aubépines de Combray. D’abord les fleurs elles-mêmes :
   "Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, leur interminable ardeur était comme le murmure de leur vie intense, dont l’autel vibrait comme une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses, qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant d’insectes d’aujourd’hui métamorphosés en fleurs".
   Ici, l’allusion musicale n’est encore qu’à peine indiquée par la silencieuse immobilité et le murmure qui s’élève de la vie intense des fleurs. Mais cette allusion s’épanouira d’une façon inattendue, lorsque l’auteur les reverra quelques semaines plus tard :
   "J’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus, comme certains intervalles musicaux ; elles m’offraient indéfiniment le même charme avec leur profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies que l’on rejoue cent fois de suite, sans descendre plus avant dans leur secret."
   En veut-on encore un autre exemple ? Cette fois, Proust a recours à une comparaison musicale non pour exprimer la virulence presque excessive d’une floraison printanière, mais au contraire le calme et la plénitude d’un bel après-midi d’été :
   "On gagnait le mail entre les arches duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu m’asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement - pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées - de presser, au moment voulu, la plénitude du silence."
   Les comparaisons empruntées au domaine des sons s’accumulent à tel point, dans la Recherche du Temps perdu, qu’il est bien difficile de dire où y commence la musique. Bien avant le moment, à coup sûr, où Proust en parle nommément. La musique imprègne si profondément son style que c’est à l’intérieur de chaque phrase qu’il faut aller la chercher. Ces incidentes, semblables aux longues notes tenues par les archets sur les instruments à cordes, finissent par mimer inconsciemment les séquences musicales, avec leur progression continue, leur sinuosité capricieuse et leurs cadences finales qui donnent rétrospectivement leur sens aux périodes entières. Style mélodieux s’il en fut, où la présence d’une musique voilée, mais évidente, se décèle presque dans les arabesques de la pensée et des mots. C’est elle qui fait ressembler tant de phrases des Jeunes filles en fleur aux vocalises de l’antiphonaire grégorien, notamment à l’antienne In Paradisum ou au graduel Tenuit manum du dimanche des Rameaux. Et, comme la lente circulation des eaux qui compose le fond changeant des paysages de Balbek, où les nuances délicates de mauve et de corail qui teignent l’océan sur lequel se détachent des théories de jeunes filles, ainsi viennent tour à tour déferler et mourir devant nous les inflexions les plus exquises que l’harmonie puisse prêter au langage.
   "Je ne voyais pas mes amies, mais je devinais leur présence, j’entendais leur rire enveloppé comme celui des Néréides dans le doux murmure qui montait à mes oreilles. À dix heures, le concert éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu, le glissement de l’eau d’une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d’une musique sous-marine."
   Ici, la rime est simple entre le rire des jeunes filles et la rumeur des flots, entre les traits des violons et les volutes de l’écume. Mais Proust a joué aussi en maître des rimes entrecroisées - sortes d’échos entre deux domaines distincts de notre sensibilité - notamment lorsqu’il parle "de la sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérise certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l’épithète de délicieux".
   Ailleurs, il ne s’agit pas d’exprimer une correspondance, mais les mouvements combinés de la clarté et de l’ombre, du présent et du passé. Il arrive enfin que la musique ne soit plus qu’un chaînon intermédiaire entre deux termes d’une métaphore. Elle disparaît et n’est plus perceptible qu’à travers l’espèce de fraîcheur que son effacement répand autour d’elle :
   "L’invisibilité des innombrables oiseaux qui se répondaient dans les arbres à côté de nous donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés".
   On comprend qu’un écrivain doté de tels pouvoirs d’expression, et sur qui la magie des sons exerçait une telle emprise, dût être fatalement tenté, un jour ou l’autre, de retourner contre la musique les armes qu’il lui avait empruntées, pour essayer de lui arracher les vérités qui sommeillent en elle. Nous verrons tout à l’heure comment il s’y est pris.
   Mais n’allons pas trop vite. Afin de ne pas donner à cette étude un caractère théorique que Proust eût réprouvé, appliquons la méthode qu’il a préconisée lui même : avant d’aborder ce point capital, laissons nos impressions "traverser tous les états successifs qui permettent de les fixer". Notre moisson d’observations n’en sera que plus riche.


Jacques Benoist-Méchin

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