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Un numéro composé pendant l'été 2016 - comme il en est pour celui à venir, le quatre-vingt-huitième de Diérèse- au calme mais là sous un soleil qui n'était pas timide dans la région et d'autant plus motivant pour votre serviteur. Ceci dit sans compter, dans ma collecte de textes, le souci d'essayer de me passer de panneaux de signalisation, ou d'obéir à une ligne éditoriale rigide. De moins en moins évident d'ailleurs, par les temps présents, où l'outil règlementaire - plutôt que conceptuel - pose ses œillères à droite et à gauche. Où le singulier est prié de rejoindre le commun pour subsister.
Précisément, quel auteur de ce numéro 68 ai-je retenu ?... Pierre Dhainaut vous l'aviez pressenti, un poète qu'anime le désir de se connecter avec le langage, avec un monde de main d'homme où les points d'attache de la poésie se déplacent sans cesse, une poésie "donnée" initialement plutôt qu'on y accède et conçue comme une manière d'être plutôt que de connaître : façon de dire qu'elle est liée au sentiment de l'étrangeté du monde et au pressentiment concomitant, justifié ou non, de la possibilité d'accéder par ce biais au cœur de cet "autre", au premier regard impénétrable.
J'aime particulièrement ce qu'a pu écrire Pierre dans son approche de la poésie, de la parole poétique : lieu de tous les lieux. Il faudrait qu'un jour un éditeur réunisse en un seul volume cette partie importante de son œuvre, peu ou prou dispersée, de livres en revues, voilà mon sentiment. Autre débat certes, commençons donc je vous prie par le relire ici :
POUR CE MATIN CE SERA TOUT
Que dire et comment dire ? N’aie un but, n’élabore un plan, si tu ne peux t’en priver, que pour te rendre compte que deux phrases ou deux vers suffisent à les ruiner. Avance en te confiant à ce qu’ils suggèrent. En auras-tu la sagesse, la hardiesse ? C’est toute la question, les autres questions sont inutiles.
Que s’accomplisse l’œuvre en cours selon le rythme qui est le sien, qui n’est ni lent ni rapide, qui est patient, tu hériteras de ses largesses.
Aux mots du poème n’ajoute pas les tiens : abréger, si tu le peux, tu allongeras le chemin.
Du chaos à la consonance, telle est la trajectoire d’un poème, mais après, qu’y a-t-il après ? Qu’y a-t-il de même après vie ? Tu le saurais, tout s’arrêterait. Une trajectoire est parfaite, incomplète.
A l’ombre d’un mur ou devant la mer, où en es-tu ? Tu n’as qu’un pas à faire. Qu’attends-tu pour ne plus attendre ?
Pour ce matin ce sera tout : le poème en suspens, la journée sera libre de l’approuver ou de le rejeter, elle le fera mieux que toi.
– Ces ébauches, ces brouillons, j’aurais besoin pour finir le travail d’une année supplémentaire. – A quoi bon ? Tu as perdu du temps si tu ne le sais pas encore : au bas de la page, toi seul achèves.
Quelle tristesse, un poème qui te satisferait ! Réjouis-toi s’il apporte du sel à ta soif.
Jamais les flammes ne sont aussi ardentes qu’à l’instant où elles vont s’éteindre. Si cet instant t’effraie, tu t’éteindras. Admire-les, avive-les par ton admiration.
« Je ne suis né qu’à moitié », avouait Trakl : qui se vantera d’être né absolument ? Une œuvre est toujours naissante et renaissante, une œuvre ou une vie.
Tu n’écris pas pour être aimé, ni même pour mieux aimer, tu écris comme tu aimes, sans condition.
La poésie n’est pas le rêve d’une autre vie, elle est celui de cette vie qui aspire à ne plus rêver.
Ce nom de poésie, trop général, confère à ce qu’il désigne une existence indépendante : soudain, pourtant, dans la rencontre de ces textes, que l’on qualifie de « poèmes », elle est là, évidente, mais tu en oublies le nom.
En charme de ses épiphanies ou plutôt, simplement, de ses occurrences, la poésie ne révèle, unique, plurielle, méconnaissable, reconnaissable. Ce serait l’entraver que de la vouloir pure, de l’isoler.
Pour tout bien le langage, tu n’y es jamais seul, abandonné, tu es un passant avec d’autres passants.
Tant que l’on écrira des poèmes et que l’on en lira, tu survivras. S’il convient de t’inquiéter, ce n’est pas de ta postérité, c’est uniquement de l’avenir de la poésie.
Mais le poème du matin, tu as bien fait de l’écrire, n’y aurait-il personne, demain, pour le lire.
Quand le noroît se calme, les arbres continuent de tressaillir, les vents y trouvent un pays. Les poèmes n’accèdent à leur forme exacte que s’ils sont incapables de s’y fixer, comme les arbres, mais eux, de quels vents sont-ils le pays furtif, perpétuel ?
Les poèmes ne font qu’esquisser une phrase dont nous ne verrons pas le terme : nous avons toujours, dit-elle, à accueillir.
Les poèmes nous désarment, ils nous alarment, ils rétablissent le monde en son étrangeté : nous sommes face à lui comme face aux enfants.
Nous n’entendons que quand nous parlons, nous ne parlons pas. Les mots que les poèmes associent, nous ne les entendrons que si nous en faisons entre nous la parole d’alliance, la parole de l’arche.
Les poèmes que nous sommes seuls à pouvoir écrire, ce sont ceux qui attirent des amis, des amis qui n’ont pas à dire leurs noms pour ne pas être anonymes.
« Ah ! » ce mot qui est si peu un mot, le haïku le profère, il s’étonne que la neige brille ou fonde, que les fleurs éclosent ou se fanent : le mot de l’exclamation, tous les poèmes ne le disent pas expressément, mais tous s’étonnent, ne serait-ce que de leur émergence, et lorsqu’ils touchent à leur fin, ils sont plus étonnés encore de ne pas comprendre pourquoi l’haleine qui les a portés comme ils l’ont portée, loin de faiblir, se régénère.
Pierre Dhainaut
NB : dans le même numéro, Pierre Dhainaut présentait les lettres de Jean Malrieu à Jean-François Mathé.