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"Le petit livre des couleurs" : Michel Pastoureau interviewé par Dominique Simonnet, éd. Points, coll. Histoire, 6 mars 2014, 144 pages, 7,30 €

Fils du surréaliste Henri Pastoureau, Michel Pastoureau, né le 17 juin 1947 à Paris est un historien, anthropologue, spécialiste des couleurs, des images et des symboles. Archiviste paléographe, il a été directeur d'études à l'École pratique des hautes études de 1982 à 2016.

 

Le vert 

 Celui qui cache bien son jeu


Tout historien que vous êtes, vous n’en avez pas moins, envers les couleurs, votre part de subjectivité : votre couleur préférée, c’est le vert. Connaissez-vous l’origine de cette faiblesse ?

Cela remonte à mon enfance, et à ma passion pour la peinture. Trois de mes grands-oncles étaient peintres de profession, même s’ils ne gagnaient pas facilement leur vie (l’un d’eux spécialisé dans le portrait d’enfant pour famille bourgeoise a d’ailleurs été ruiné par le développement de la photographie). Mon père adorait l’art, lui aussi, et il m’emmenait fréquemment dans les musées… J’ai logiquement bénéficié de cette tradition familiale et je suis devenu dès l’adolescence un peintre du dimanche. Je réalisais surtout des tableaux en camaïeu de verts. Pourquoi cette couleur ? Peut-être parce que, enfant de la ville, j’étais fasciné par la campagne et parce que c’était un bel exercice de retrouver et d’associer sur la toile les verts de la nature. Peut-être aussi parce que je savais déjà que le vert était considéré comme une couleur moyenne, plutôt mal aimée, et que je voulais d’une certaine manière la réhabiliter.

Qu’entendez-vous par "moyenne" ?

Une couleur médiane, non violente, paisible… Cela apparaît très clairement dans les textes romains et médiévaux, et dans un traité célèbre de Goethe à la fin du XVIIIe siècle : celui-ci (qui adore le bleu) recommande le vert pour les papiers peints, l’intérieur des appartements et spécialement, dit-il, la chambre à coucher. Il lui trouve des vertus apaisantes. 

C’est une couleur un peu terne, alors, sans histoire…

Détrompez-vous ! Jusqu’au XVIIe siècle, il a au contraire manifesté un caractère transgressif et turbulent. J’ai retrouvé une lettre d’un protestant français qui s’est rendu à la Foire de Francfort dans les années 1540 : "On voit beaucoup d’hommes habillés en vert, raconte-t-il, alors que, chez nous, cela traduirait un cerveau un peu gaillard. Mais ici ça semble sentir son bien !" Excepté en Allemagne le vert était donc considéré comme excentrique. En fait, c’est une couleur passionnante pour l’historien, car il y a chez elle une étonnante fusion entre la technique et la symbolique.

Racontez-moi cela.

Le vert avait jadis la particularité d’être une couleur chimiquement instable. Il n’est pas très compliqué à obtenir : de nombreux produits végétaux, feuilles, racines, fleurs, écorces peuvent servir de colorants verts. Mais le stabiliser, c’est une autre paire de manches ! En teinture, ces colorants tiennent mal aux fibres, les tissus prennent rapidement un aspect délavé. Même chose en peinture : les matières végétales (que ce soit l’aulne, le bouleau, le poireau ou même l’épinard) s’usent à la lumière ; et les matières artificielles (par exemple le vert-de-gris, qui s’obtient en oxydant du cuivre avec du vinaigre, de l’urine ou du tartre), bien que donnant de beaux tons intenses et lumineux, sont corrosives : le vert fabriqué de cette manière est un véritable poison (en allemand on parle de Giftgrün, vert poison) ! Jusqu’à une période relativement récente, les photographies en couleur étaient, elles aussi, concernées par ce caractère très volatil du vert. Regardez les instantanés des années 1960 : quand les couleurs sont passées, c’est toujours le vert qui s’est effacé en premier. Conclusion : quelle que soit la technique, le vert est instable, parfois dangereux.

 

 

 

Couleur instable, elle est devenue couleur de l’instabilité ?

Exactement. La symbolique du vert s’est presque entièrement organisée autour de cette notion : il représente tout ce qui bouge, change, varie. Le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance… Dans le monde féodal, c’es sur un pré vert que l’on s’affrontait en duel judiciaire ; les jongleurs, les bouffons, les chasseurs s’habillaient de vert, de même que les jeunes et les amoureux qui ont, comme on le sait, un caractère changeant ( (le "vert paradis des amours enfantines", ces émois naissants susceptibles de varier). Dès le XVIe siècle, dans les casinos de Venise, on jette les cartes sur un tapis vert (d’où l’expression "langue verte" : l’argot des joueurs) et, au XVIIe siècle, c’est aussi sur des tables vertes que l’on joue à la cour. Partout, on place son argent, ses cartes ou ses jetons sur de la couleur verte. C’est encore le cas aujourd’hui : les tables des conseils d’administration, où se décide le destin des entreprises, sont vertes. Les terrains de sport également, et pas seulement parce qu’il s’agit de pelouses : regardez la plupart des courts de tennis en dur et les tables de ping-pong.

Vert, couleur de la chance donc, et pas seulement de l’espérance… J’imagine que, comme pour les autres couleurs, le symbole est à double tranchant.

Bien sûr ! Le vert représente la chance mais aussi la malchance, la fortune mais aussi l’infortune, l’amour naissant mais aussi l’amour infidèle, l’immaturité (des fruits verts) mais aussi la vigueur (un vieillard vert)… Au fil du temps, c’est la dimension négative qui l’a emporté : à cause de son ambiguïté, cette couleur a toujours inquiété. Ainsi, on a pris l’habitude de représenter en verdâtre les mauvais esprits : démons, dragons, serpents et autres créatures maléfiques qui errent dans l’entre-deux, entre le monde terrestre et l’au-delà. Les petits hommes verts de Mars, qui ne nous veulent pas du bien, ne sont autres que les successeurs des démons médiévaux. Aujourd’hui les comédiens refusent toujours de porter un vêtement vert sur scène (la légende dit que Molière serait mort vêtu d’un habit de cette couleur) : en joaillerie, les bijoutiers savent que les émeraudes se vendent moins que les autres pierres parce qu’elles ont la réputation de porter malheur. Toutes ces superstitions viennent d’un temps où le vert était instable et empoisonné.

Est-ce un hasard si le dollar, le roi des billets, est vert ?

Il n’y a jamais de hasard dans le choix des couleurs ! Autrefois, le symbole de l’argent, c’était le doré et l’argenté, qui, dans l’imagination populaire, rappelaient le métal précieux des pièces de monnaie. Quand les premiers billets de dollars ont été fabriqués, entre 1792 et 1863, le vert était déjà associé aux jeux d’argent et, par extension, à la banque et à la finance. Les imprimeurs n’ont fait que prolonger l’ancienne symbolique. Si l’argent n’a pas d’odeur, il a bien une couleur.

Cette instabilité du vert n’est-elle pas due au fait qu’il est une couleur un peu "entre-deux", le fruit du mélange du bleu et du jaune ?

C’est une idée récente ! Jamais nos ancêtres, avant le XVIIe siècle, n’auraient pensé fabriquer du vert par un tel mélange ! Ils savaient très bien l’obtenir directement et, sur l’échelle des couleurs, ils ne le situaient pas entre le bleu et le jaune. Le classement le plus courant était celui d’Aristote : blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir… C’est la découverte du spectre par Newton qui nous a donné un autre classement, et ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on a vraiment commencé à mélanger le jaune et le bleu pour faire du vert. Oudry, un peintre français, s’est d’ailleurs scandalisé de voir ses collègues de l’Académie des Beaux-Arts se livrer à une telle pratique. Les teinturiers, qui étaient très spécialisés, comme nous l’avons déjà vu, ont opposé eux aussi une résistance : les cuves de jaune et de bleu ne se trouvaient du reste pas dans les mêmes ateliers. Ils ont quand même fini par en venir au mélange, en utilisant l’indigo américain, importé massivement au XVIIIe siècle (la maîtrise de la Méditerranée par les Turcs gênait depuis le XVIe siècle l’approvisionnement en matières colorantes asiatiques). Une fois encore, la géopolitique a joué un rôle dans cette histoire.

Mais une couleur qui résultait d’un mélange n’avait pas la même valeur que les autres.

Les chimistes du XVIIIe siècle l’ont prétendu : ils ont avancé une théorie pseudo-scientifique définissant des couleurs "primaires" (jaune, bleu, rouge) et les couleurs "complémentaires" (vert, violet, orange). Cette thèse a influencé les artistes du XIXe et du XXe siècle, au point que de nombreuses écoles picturales ont décidé de ne plus pratiquer que les couleurs dites primaires, et éventuellement le blanc et le noir. Le mouvement du design, notamment celui du Bauhaus, qui souhaitait mettre en harmonie la couleur et la fonction des objets, a cru naïvement à cette "vérité" scientifique et a parlé de couleurs pures et de couleurs impures, de chaudes et de froides, de statiques et de dynamiques… Et c’est notre vert, ravalé au second rang, qui en a le plus souffert ! Des peintres, tel Mondrian, l’ont presque banni de leurs productions. Sous prétexte de se conformer à la science, l’art a exclu le vert du monde des couleurs.

Pseudo-scientifique, dites-vous. Cette théorie des couleurs primaires et complémentaires est pourtant encore proposée de nos jours. Elle serait donc absurde ?

Elle ne repose sur aucune réalité sociale, elle nie tous les systèmes de valeurs et de symboles qui se sont attachés à la couleur depuis des siècles, elle refuse d’admettre que celle-ci est d’abord un phénomène essentiellement culturel. Une telle classification témoigne d’une étonnante méconnaissance de l’Histoire. Curieusement, elle a suscité une autre symbolique du vert : celui-ci étant considéré comme "complémentaire" du rouge, couleur de l’interdit, il est devenu son contraire, la couleur de la permissivité. Cette idée s’est imposée à partir des années 1800, quand on a inventé une signalétique internationale pour les bateaux, puis a été reprise plus tard pour les trains et les voitures. Aujourd’hui, notre société urbaine en quête de chlorophylle en a fait un symbole de liberté, de jeunesse, de santé, ce qui aurait été incompréhensible pour un Européen de l’Antiquité, du Moyen Âge et même de la Renaissance. Car, pour eux, le vert n’avait rien à voir avec la nature.

Allons donc ! Rien à voir avec la nature ?

Nos esprits modernes ont du mal à le comprendre, mais, jusqu’au XVIIIe siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre. Seul le vocabulaire suggérait une relation entre le vert et la nature : le mot latin viridis associe l’énergie, la virilité (vir) et la sève. Mais, dans nombre de langues anciennes, on confond le vert, le bleu et le gris en un même terme, la couleur de la mer en somme (c’est encore le cas en breton moderne avec le mot glas). 

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Michel Pastoureau

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