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"Le corps antérieur", I à IV

CARTE ULR.jpg

enveloppe peinte de Pascal Ulrich

 

 

 

 

Le corps antérieur

(I à VI)

 

          A travers de vastes allées ombragées
          la brise apportait par intermittence
          un léger parfum de miel tiède
          le temps glissait comme de l'eau


Il est assis face à elle, elle face à lui. Ses pieds nus, il les caresse, en leur extrémité surtout, à l’endroit tendre où les doigts calligraphient la fascination qui est la mienne, les regardant depuis le siège de moleskine au coin du compartiment, m’échappant du bord de mon livre ouvert, de William Harvey - dans l’intervalle exquis où le tableau donne à voir son envers. L’image, la légende éventée des voyages : au fond, les contours seuls changent, la tâche est d’être trois, entre sons et sens et la langue qui les nomme.

Le train est l’outil précieux de cet enchantement qui naît de peu. On suppose que dans l’art, c’est le corps qui pense, alors qu’il suffit au petit hasard de capter dans telle rame par chemin de fer l’un de ces moments élus pour vêtir la pensée-main d’un savoir qui recouvre tous les arts : ceux des soies du pinceau, de leur danse sur la toile jusqu'à plus soif.

Dans la stricte limite du cadre choisi, dont l’exiguïté accroît les sensations et se joue des fins lacis de la durée. Plus qu’une ruse, là même se donne un ciel de braise glacée où les visages un à un fusionnent dans la géographie du soir. Son fichu mauve autour du visage, une déchirure se faisait alors à l'horizon et défigurait l'image qu'il avait d'elle, dans cette enclave elle semblait alors y rechercher la meilleure façon de se retirer du monde.
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Nous devions prendre le car tôt le matin. Je quittais l’avenue Aristide Briand pour me rendre sur la place du même nom, dans une autre ville. Avec toujours au cœur, dans ces jeunes années, la peur de me perdre, la peur de faire corps.

Un jour, à la descente, la neige tourbillonnait — je ne sais plus trop en quelle année déjà, mais loin de moi, loin de nous — tout a dansé devant nos yeux, fleurs de cristal, fleurs de velours, tout a dansé. Nous avions la tête au bout des bras.

L’un des passagers évoquait sa
réserve d’oiseaux en Andalousie, l’autre de son village accroché à la montagne bleue, ou de cet air magique qui troue les pierres grises quand il fait si froid que la terre semble un grand poumon argenté.

Et les mots lancés à l’heure blanche, la buée de nos phrases qui toujours vieillissent moins vite que nous, s’engouffraient sans souci d'être, à un moment ou à un autre, absorbés par la voile gonflée du ciel.
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Il faudrait oser dessiner une idée qui grandit, s’effiloche, à bout de page, au fil des lèvres. Il faudrait oser laisser sous les colliers de l’air passer les mains de ces hôtesses habiles qui ont tôt fait de vous dévêtir de tout complexe quand chutent sur le sol les vêtements qui furent nôtres et qu’un trou de lumière passe, comme on le dit d’un ange.

Crête à crête, colline et homme ; le noisetier aux branches souples de ses hanches et la trace vivante de son cheminement intérieur. Où qu’il emprunte, l’origine de ce sentiment n’aura rien changé à l’ordre du monde, mais fait avancer dans notre direction les larmes chaudes d’un rideau qui s’agite jusqu’à nous caresser la peau, un chantonnement de fontaine.

A la lueur de se perdre dans le grand noir, avec le froufrou du petit duc, il faudrait oser dessiner une vague qui ne se composerait que de cette redescente dans le monde des choses où nous allons, venons, entre mille serpentements.
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On se parlerait à voix basse de la rumeur des livres trop tôt refermés, des verbes de mouvement, du tissu des jours et des voies de cendre. Du coton roux des bûches grésillantes, de l’intérieur du cœur et des mains qui le moissonnent dans l’amour.

On verrait blanchir les scabieuses de la Tour des Maures, j’en oublierais le la, devant les mosaïques jaunes et bleues de ton ventre.

Fines pierres volées à la rivière. Un entre-monde. D’aucuns prétendent qu’il faut mener à bien la destruction des souvenirs : pour qu’ils nous appartiennent enfin, dans leur absence. Il n’y aurait plus que la bouche du vent pour murmurer à l’oreille le choc des couleurs entre elles, sans dominante aucune.
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Il importait alors de se hisser sur la pointe des pieds, non pour deviner l’onde, ni suivre la lente dissolution des ressources du jour dans le Grand Opaque, mais pour l’âcre senteur délivrée par le petit carré de terre enclos de quatre hauts murs et qui abritait quelques essences rares qu’un jardinier amoureux avait logées là pour les préserver de toute atteinte , généreuses, éclatantes, ciselées. Puis la dentelle dégorgée d’arbustes inflexibles, longtemps contenus dans les gorges de l’hiver.

L’écriture sous cette curiosité flottante qui met ses charmes en valeur et ces yeux au fond desquels je l’aurai aimée, ensemble me reviennent comme l’image d’un coffret vert aux ferrures d’or déterré, dans l’espérance d’y découvrir quelque fortune.

Une heure aura passé, deux peut-être. Tant de circonstances la gardaient jusqu’alors de paraître. Le cœur qui saute : semant sa graine d’enfance, entre les vies passantes.
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Elle a naguère pris forme du sang des arbres qui s’écoule par le bas et certains l’auront dite racine de mandragore. Intense, unique, dans la giration confuse des mots qui manquent mais resurgissent par le dedans démythifiés, de reflets en reflets, plus vifs à mesure que le regard s'en approche.

Dans la fauverie du plein-jour, c’est bien là qu’elle se tient à présent, qu’elle monte à la surface du corps : son délicieux et tourmenté, gravure sonore sur le paysage en cours. Dans la vérité de ce qui a lieu, de son poids singulier.

Ainsi, replongés dans un temps que le temps n’a fait qu’effleurer :
Allons, ne t’inquiète pas, nous sommes presque arrivés…

Daniel Martinez

 

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