"D'ores et déjà" : Daniel Martinez, éditions Les Deux-Siciles, 19/10/2021, 100 pages, 14 €, une recension d'Eric Chassefière
L’univers poétique de Daniel Martinez ressemble à cette « prairie sous-marine traversée par les stries lumineuses des lampes frontales qui la scrutent sans en percer le mystère, où glissent de noires silhouettes, algues humaines à la dérive », une grotte de la côte tunisienne, peuplée de poissons aux « yeux phosphorescents », dont la description ouvre la partie de L’esprit voyageur (première section du recueil) consacrée à la Tunisie, pays d’enfance de l’auteur. Une écriture à la fois concrète et spirituelle, donnant à voir la luxuriance de la beauté du monde sous le feu d’un langage tout entier couleurs et parfums, mais dans une lumière que l’auteur aime à teinter d’une part de mystère et de rêve, une part qui toujours échappe, promesse peut-être de la rencontre future, d’une unité à retrouver. Monde qui est celui des souffles, de la présence fugitive, de la mémoire en perpétuel devenir ainsi que l’exprime ce poème écrit en Inde dans un hameau perdu, « abstrait du monde », dont le nom seul, « Jhujhunu », porte le voyageur « dans l’espace / qu’ouvre la voix », poème dont une strophe dit ceci : « Vaste la carte de l’être / douce l’odeur du bois fruitier / qui brûle quelque part / et métamorphose le visible / la chaleur d’un autre corps ». C’est ainsi l’esprit qui voyage autant que le corps, corps et esprit tissés d’un même désir d’infini, comme si l’être lui-même était voyage, que voyageant on faisait vivre et réchauffait son être. La présence de l’être, chez Daniel Martinez, est frémissement d’infini, reflet à peine esquissé que perdu, ainsi cette vision lors d’un séjour en Chine : « On voit depuis le pont de pierre se fondre / dans l’eau lustrale une silhouette / pareille à une goutte d’oubli noyée là // Sous une pincée de petits bruits follets / les branches nues du saule dévisagent l’infini ». Par la densité charnelle de ses mots, la description quasiment sensuelle de ces paysages investis dans l’intimité du voyage, le poète vient habiter « choses et lieux aimés », dont il nous dit qu’ils « exhaussent la moindre faille du Songe », d’une présence essentielle redonnant plénitude à la vie et au rêve qui lui est consubstantiel. Présence qui au jardin de la maison d’enfance, dans l’île de Djerba, se fait quête d’un lien à retrouver avec sa terre, un espace à réinvestir de l’arbre de sa mémoire : « Là sous le brouillard du matin / l’esprit vacille / les premiers rameaux / des doigts parcourent / le sol à énigmes / ses herbes graves / délivrent / dans le cercle d’or / l’amitié des commencements ». Écoutons le poète, car lisant les mots une voix germe en nous (un désir peut-être, ces mots, de les caresser, les sentir rouler dans la bouche), chanter l’instant dans un paysage venteux de sa Tunisie où il a séjourné pendant près de quinze années :
« Le destin, s’il en est un, accompagne dans leur course folle les stratus, l’instant est de chair vive, le temps une blessure, figurée par le souvenir du dernier vestige.
À la rose des vents revient le soleil intérieur des choses. À jour tendu comme une peau, la raison sauvage ».