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"Ambrose Light ou l'enchantement blême", de Claude Tarnaud, in-16 (101 x 116mm) broché, couverture à rabats de papier gris, 13 pages non chiffrées.

Poète et artiste peintre, Claude Tarnaud fonde avec Yves Bonnefoy et Jaroslav Serpan la revue La Révolution la nuit. Contacté par André Breton, il rejoint alors le groupe surréaliste et participe activement à l'Exposition internationale du surréalisme de 1947, et à la revue Néon (5 numéros de janvier 1948 à avril 1949). En novembre 1948, en désaccord avec l'exclusion du peintre Roberto Matta, il rompt avec le groupe surréaliste, à l'instar de ses amis Victor Brauner, Stanislas Rodanski et d'autres. Il est ensuite associé avec François Di Dio à la direction de la revue Positions publiée aux éditions Le Soleil noir, maison à laquelle il donnera trois ouvrages. De 1953 à 1966, il participe aux activités du mouvement Phases et collabore à la revue du même nom. En 1966, il rencontre Pénélope et Franklin Rosemont qui fondent à Chicago, grâce à lui, le premier groupe surréaliste des États-Unis. Il se lie avec Gilles Dunant, qui est le directeur de la revue tchécoslovaque Le la.

Gilles Dunant, lui-même poète et plasticien, illustra quant à lui Silhouettes de hasard, paru aux éditions Myrddin (1995) et tiré à 250 exemplaires, sur beau papier, livre dont l'auteur est Guy Cabanel. Poète surréaliste qui publiera un ensemble inédit de poèmes in Diérèse 85, il dédicaça entre autres son opus à l'une de ses connaissances, Jean-Pierre Le Goff, de la manière : "A Jean-Pierre Le Goff, ces feuilles qui se voudraient canevas de perles. Guy ». L’ouvrage comporte 20 miniatures numérotées de 21 à 40 de Gilles Dunant qu’il adressa à Guy Cabanel pour les « collisionner avec des phrases, textes ». Celui-ci a donc répondu favorablement à la demande de Gilles Dunand. Les 20 miniatures sont rassemblées en frontispices et sont présentes au-dessus de chaque texte qui leur correspond. Myrddin était une collection dirigée par Pierre Peuchmaurd. 

De Claude Tarnaud, vous sera donné lecture ci-après d'un poème écrit en décembre 1961, qui très vite fera l'objet d'un recueil imprimé par ses soins à un petit nombre d'exemplaires, à New York : Ambrose light ou l'enchantement blême.

 

 

 


Le 5 septembre au matin, le paquebot Queen Elisabeth qui fait route vers New York est pris, aux abords de la baie, dans un brouillard impénétrable. La chaleur et l'humidité sont accablantes. La visibilité est nulle et le transatlantique doit mouiller plusieurs heures à proximité du bateau-feu Ambrose - à l'entrée du chenal du même nom - dont, toutes les cinq secondes environ, la corne à brume lance un appel sur deux tons, arrachés l'un aux tréfonds de l'océan, l'autre à la peau même du brouillard.
Cet avertissement, qui se voudrait navrant, ne laisse pas d'être singulièrement ambigu.
Voici : -

 

Claude Tarnaud


AMBROSE LIGHT
ou l'enchantement blême

                                                                       "Quelqu'un collectionnait-il les Ambrose ?"
                                                                       Charles Fort


1.


La vue est morte le phare gueule
gong de vent fleur d'air
le cri d'agonie d'une bête y répond
son échine est brisée par les ténèbres blanches

Pour nous qui connaissons mal le soleil
- sauf lorsqu'il s'accroupit le soir,
les orteils dévorés par les coccinelles,
écrase l'horizon de sa hanche gonflée
et mâche en un délire maniaque
le crâne de son père
qui est son fils qui est son arrière grand-père dont
il est né -
pour nous qui connaissons mal le soleil
c'est étrange que nous soyons pris
dans les fils irisés que tisse
l'araignée rouge sa compagne
c'est merveille que nous nous débattions éperdus
dans la toile arachnéenne qui vibre encore
des sons de l'instrument immense dont elle est
le diaphragme
c'est inouï que nous soyons les otages anonymes
de cet éclat terrible
- il s'est déjà nourri de tous les regards -
que seule perce une perle au bel orient pourpre
le voyant du bateau-phare

Chacun des passagers du grand transatlantique
est le grand capitaine d'une barque fantôme
les mains liées à la barre

Rien n'existe tout se crée
à partir de la cécité blême
que l'aube a fait surgir
de la chambre noire du pilote

Immense pouls qui bat au-delà des fièvres
systoles et diastoles de l'océan qui roule
gong de vent fleur de cendre
voici nos éblouissements furtifs
nous les posons sur l'habitacle de la boussole
tels une offrande propitiatoire !

Voile sur voiles la turbine horloge impaire
pour faire le point avec le cri de la comète


2.


Une dernière fois l'oiseau des présages
vient me becqueter à la saignée du coude

C'est un sacre
le fauconnier debout à la proue du bateau-flamme
affaite une forme
dont l'autour s'est perché
à contre-jour sur la valve solaire

Et le commissaire de bord
arpente le pont les yeux clos
tenant une pierre d'aigle
et un corps noir


3.


Le quart de soupir
entre le gong du vent
et la réponse antiphonique de la bête
c'est l'instant défait
annulé
où la vague hésite
effarée par la conscience de la gravité vaincue
puis retombe en larmes bataves
dans le piège ambigu de la chevelure des sirènes

De quelles brocéliandes abîmées
dont impavides nous sillonnons le faîte
montent ces nuages de pollen incandescent ?


4.


A l'entrée du chenal marqué du chiffre neuf
le pilote hésite médusé
son navire est captif de l'écume embrasée
- bâche sinistre
elle n'est plus toile nacrée d'arachnide épouse du
soleil
et, de pollen torride qu'elle était à l'instant,
la voici d'ambre gris

Elle s'est appesantie
nos corps plient sous la sombre injonction
du mucilage fauve
dont on a si longtemps cru qu'il était
la semence des cétacés
que les Anglais appellent encore le cachalot
la baleine à sperme

Le moine Ambrosio est le double noir de
l'archevêque de Milan

Singulière alternance angoissée
la sirène de brume s'interroge
écho biseauté
la plainte est issue du même ventre
que le grondement guérisseur

Les arpèges du moine Thelonius, désaccordeur
voyant, sont l'avers noir de l'antiphonie
ambrosienne

Le fauconnier debout vigie aveugle
sur l'étrave du bateau-feu
c'est l'enfant sans père
et la forme, l'autour et le sacre ses messagers
désuets
puisque seule la sirène
gong de vent fleur de moire
est libre encore de franchir
le rideau d'ambroisie blanche
qui nous retient dans ses plis excellents

où pas un souffle d'air ne passe

Vieux batelier immortel pêcheur
tu ne vois plus les troncs de la forêt
la peau de l'océan est lisse comme une paume
la nageoire d'un dauphin y trace un sillage
de sang smaragdin

Ambroise, magicien prisonnier, frappe monnaie
noire pour l'anti-pape

5.

Vieux timonier grand vieux cerf
ton cri résonne sous les hautes voûtes
de la tour à feu engloutie

Ton angoisse est la nôtre
son timbre m'est familier
je t'ai si souvent entendu chuchoter
aux abords du sommeil

"ces jours-là ce fut maints envols de papillons aux ailes chatoyantes dans les coursives du navire - les feux de l'uranie de Madagascar, les ors de l'attacus d'Isabelle, les jades du sphinx du laurier-rose, les sélénies parmi tant de métaux nobles encore inconnus - c'était à se demander vers quels brisants insidieux le vaisseau se hâtait parmi les embruns chargés de tout le plancton lumineux des mers chaudes

"Je savais qu'il portait en lui son naufrage ardent, une apothéose de lumières implacables seules à mettre en valeur le grain inimitable de la pierre de foudre, de la tour abolie dont me voici prisonnier

"Depuis c'est l'enchantement blême dans des sargasses inexorables. Toujours un nouveau rideau à écarter, une dernière aurore boréale à soulever pour passer. L'œil du maëlstrom n'a pas d'iris

"Les objets, même nus, se jouent des couleurs, de leurs couleurs et frissonnent dans une aube aveuglante faite de ces couleurs mêmes lancées à une vitesse stupéfiante. Ce qui donne à mon immobilité le ton de sa hâte, et ce ton parle haut. Sans retour. A l'éperdu..."


6.

 
Vieil homme
la tour d'intempéries
où tes rêves te retiennent
est assise inébranlable
sur les fumerolles du volcan que tu as conjuré
avec les dents du dragon solaire

Nous nous sommes, Prince Dakkar, entendus :

"... par le sceau de la Guivre givrée sur le basalte
je suis possédé soit dit en passant
telle la circonvolution infinitive
mon signe d'être nié
ou l'esse des profondeurs

"la violence des éléments me voue au secret
la pierre noire des achoppements solaires
d'où une aigrette sécrète
tout alentour..."

Vieil arbre à palabres
dans tes sargasses inexorables
n'oublie pas
que le sang de l'anguille est un venin qui paralyse


7.


La lueur diffuse dans les longues galeries serpentantes
se double d'un éclat de cristaux grappes de mordorures
goutte à goutte suintements des parois rutilantes
puis soudain
le soleil prononcé la lumière éclatée
le spectre solaire meurt une dernière fois
vaguelettes qui lèchent un sable inconnu
naissant
où les scories laviques se mêlent
aux fragments multicolores des coquillages

De l'entrée de la grotte aux merveilles
tout l'océan sur le point d'appareiller
le vent gonfle les grandes flammes boréales
où les doigts de la lumière s'affairent
œuvrent avec minutie

Le regard a surpris son image dans le miroir embué
les écailles imbriquées qui protègent sa longue queue
préhensile tombent
manière de se dessiller
- il devient fil d'Ariane qui empêchera la vue
de se perdre
façon de se porter au carré
d'engrener sur la grande progression géométrique
de l'espace

C'est le viol du voyeur

La forme plane dans le sillage de l'autour

La brume se lève

- pour achever le phénix les feux du diamant -


Claude Tarnaud

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