Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Journal du 3 mai, premier acte

Le "je" est-il haïssable ?, une posture littéraire de plus... Devrait-on écrire son journal à la deuxième personne (du singulier) pour faire bonne figure ? Demandez-le à Pierre Bergounioux, par exemple. Il suffit.
Au lever, Gaëlle me demande de lui faire frire "trois œufs de rat-poulet". Un peu surpris, mais elle me montre du doigt un duvet grisâtre, un autre encore, restés collés sur les coquilles. Ses œufs, elle les aime juste saisis, que je les retourne ensuite comme une crêpe pour qu'au centre apparaissent des soleils, jaune d'or, par lesquels Gaëlle commence à petit-déjeuner. A peine salés, le blanc légèrement baveux.
Malgré ces conjonctivites à répétition que j'ai traînées tout ce mois d'avril, je m'échigne à retrouver dans les reproductions de ce catalogue sur la table posé le bonheur de peindre qu'avait Nicolas de Staël, avant de commettre l'irréparable. Par-dessus mon épaule, celle qui a inspiré les vingt-six lettres dédiées du "Temps des yeux" lit, au bas de la photo : "On ne peint jamais ce que l'on voit ou croit voir, on peint, à mille vibrations, le coup reçu." et me demande qu'est-ce donc que ce "coup" dont il est question, serait-il violent ? - En quelque sorte oui, mais pas de la nature de cette violence dont les hommes au long des siècles se sont montrés si friands. Non, un choc intérieur plutôt, suivi d'une métamorphose ; vraiment, le beau nous bouleverse, crois-moi. (Même si, pensais-je, la critique a toujours du mal avec cette notion). - C'est comme l'amour ? - Oui, tout à fait, on ne peut créer qu'en aimant, pas seulement ce que l'on fait d'ailleurs, mais ce que l'on a projeté de faire, ses ricochets.
Diane chante déjà : "Pomme, pêche, poire, abricot..." et me réclame de la mangue, celle achetée l'avant-veille, bien mûre à présent, qui nous vient du Pérou. "Dis-moi, daddy, pourquoi ce matin le soleil a-t-il mangé la lune ?" - Mais il faut bien que le jour se fasse ! avec la lumière qui te fait vivre. - Et la nuit, c'est pour les loups ? - Pas seulement, tu as besoin de dormir aussi, c'est alors au tour de la lune d'avoir mangé le soleil et ainsi de suite depuis la nuit des temps. Diane veut ensuite, une fois le fruit épluché et soigneusement découpé dans une coupelle en porcelaine chinoise, que je lui dessine pendant qu'elle mange "une baleine rose et le caneton qui est dans la salle de bain" ; je gouache l'ensemble à l'estime après l'avoir vaguement croqué au crayon mine. Heureuse et quelque peu déçue, au final, son expression le dit.
Soit : Desiderium signifiant à la fois "désir" et "regret", on comprend que l'on regrette ce que l'on a désiré comme on désire ce que l'on a regretté. Rebondissons : le désir, chez les surréalistes, ne pas oublier de lui mettre la majuscule. Preuve s'il en était besoin de cette double face du réel, jamais fixé dans l'esprit, en devenir. Parenthèse : un commissaire d'exposition prétendait que Paul Delvaux était surréaliste, qu'avait-il compris du mouvement, je me le demande. J'essayais en vain de lui expliquer que l'onirisme des toiles du belge n'était pas un élément suffisant, mais sans succès. Nous nous sommes perdus de vue, sans regret.
Nos deux filles en congés scolaires, bien réveillées, me demandent à présent de les accompagner au lac de Lognes, pour donner à manger aux cygnes - alors que ma femme, courageuse, travaille (à vil prix). Je ne puis que m'exécuter, bel après-midi en perspective...

 

 


Deuxième acte 

Deux lézards se prélassent sur la pierre chaude. Mosaïqués de vert, remuant à peine, à l'index levé de Diane dans la direction du plus svelte. Le soleil est au rendez-vous, une chance dont chacun profite, à l'envi.
Tout là-bas, un héron fait trembler la roselière. Nous avons emporté dans nos bagages de quoi nourrir les deux cygnes d'abord lointains, qui se rapprochent de nous, insensiblement, puis grignotent la miche de pain, à qui mieux mieux. Le lac, aux mille tisons vifs, leur semble, aux deux filles, pierreries dévoilées là, de miels rares et volatils, entre leurs doigts transparents presque, devant cet empire de flammes et d'or. Gaëlle et Diane se couchent dans l'herbe, la tête dans les cieux, heureuses dans le bleu de la neige nuageuse. Mémoire de l'espace, et de ses fables consenties. De jeunes canards traversent à toute vitesse le lac en claquant des ailes à la surface de l'eau, traçant un sillage de nacre, vite effacé. Par la fente des yeux, l'alphabet du jour progresse, insensiblement. A petit feu gonflent les veines qui croisent mes poignets - la chaleur trop vive me fait tourner la tête de côté, histoire de reprendre mes esprits. Nous sommes tous trois sans armes, face au monde dont on ne dira jamais quelle part d'hostilité il véhicule en lui, de par les siècles. La Vie, belle en soi, l'été se profile à la hanche des arbres, de superbes frênes qui montent haut, des hêtres se saluent, au simple souffle de leurs feuilles. Celui que nous dévisageons de concert, à partir d'un tronc commun, se développe en quatre fûts : à l'embranchement, une pie y a fait son nid. Quelques orties blanches balisent le sentier. La fourrure végétale englobe presque alors l'astre solaire. Un peu d'ombre naît là, puis là-bas encore ; elle bat, frêle, au tambour des tempes, c'est le tout dernier baiser de l'hiver. Un simple filet de voix traverse le vide, un chant assourdi plutôt, ne serait-ce la langue des oiseaux ?

Couché de côté, un livre déployé sous mes yeux : "Sur la route de Janis Joplin", édité par Le Seuil en 98, divisé par l'auteure, Jeanne-Marie Vacher, en trente-et-une journée. J'aime lire à l'ombre du vaste miroir qu'est l'espace, Diane et Gaëlle ont trouvé des compagnons de jeu. Un extrait de la neuvième journée, qui débute à la page 98 :

"Tous deux assis, dans la fraîcheur de la nuit qui s'est faite plus aiguë, l'œil fixé sur un vieux magnétophone qui émerge au milieu de papiers et d'objets de toutes sortes, tels de vieux résistants à la recherche d'une radio clandestine, nous écoutons l'écho magnétique des soirées du Ghetto. La voix de Janis s'élève au milieu d'un brouhaha de rires, de paroles confuses, de battements de mains, de chœurs improvisés. C'est une voix incroyablement perçante, tranchante, au sens où elle déchire presque physiquement l'oreille tant sa couleur en est aiguisée, sans nuance, toute d'une pièce, presque désagréable tant elle est affûtée. Il y a quelque chose d'étrangement obsessionnel dans ce son monochrome d'un puissance contenue mais que l'on devine dévastatrice, qui évoque l'idée d'un corps entièrement tendu vers le combat, où toute coloration sensuelle serait absente, bâillonnée... Parfois ce chant ravageur s'arrête sur sa lancée, se brise en un rire ou dans un grand "yeah" final, jeté comme une ponctuation répétitive dont le sens n'éclairerait que les seuls initiés. Sur cet enregistrement amateur de Jack* se succèdent une suite de collages d'instants saisis, brutalement interrompus, de reprises tout aussi brutales, successions d'univers musicaux qui sautent, chaotiques, du blues classique au bluegrass, à la country music, musiques fortement enracinées dans la glaise du Sud. Les atmosphères, les tonalités changent. Puis d'autres voix inconnues se font entendre, s'amusent de la musique, jouent avec elle, jouissent de ce jeu instrumental avec leurs racines. Parfois l'harmonica et le banjo se mêlent pour évoquer les grandes plaines de l'Ouest et les chansons de feux de camp et puis, soudain, la voix de Janis s'élève, comme par surprise, dévorant tout autre son, centrale, inévitable. Cette voix-là est bien la sienne, mais comme venue de sa préhistoire... Je la reconnais, mais, jamais comme cette nuit, je n'avais senti à quel point elle était le miroir de ces années "Texas", rudes et douloureuses, mais tout aussi joueuses, rieuses. C'est une Janis à la fois proche et méconnaissable, retrouvée l'espace d'une seconde en un rire qui déferle brutalement, une façon bouffonne de raconter une aventure sans importance arrivée la nuit précédente ou de se jeter enfin dans un nouveau refrain au rythme implacable...
S'accompagnant à la guitare à douze cordes, elle chante I'll Drown in my Own Tears, "Je me noierai dans mes propres larmes", un chant qui ressemble à une larme qui coulerait silencieuse, pareille à la douceur démunie des pleurs d'enfant... une plainte intense à peine murmurée qui vous laisse l'âme courbaturée... comme en suspens..."

Jeanne-Martine Vacher

___________

*ndlr : Jack Jackson, son ami, étudiant à la Texas University.

Les commentaires sont fermés.