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"Diérèse" 26, juin 2004, 240 pages, 7,71 €

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Diérèse en était à sa septième année, le prix de vente du numéro se voulait attractif et un peu mystérieux, avec ce dernier centime ajouté !, pour éviter le compte rond. La première de couverture avait intrigué Georges-Emmanuel Clancier, une route vue de haut, sans un seul véhicule, qui file entre champs jusqu'aux proches reliefs. Il est vrai qu'une idée d'élévation y était sous-jacente. En fait, le dessin avait été réalisé par Pacôme Yerma d'après une photographie prise lors d'un voyage en Espagne ; c'est à mon sens l'une des couvertures les plus réussies de la revue, avec comme "point d'appui" si je puis dire, le réel, pour ne pas dire la Nature, avec laquelle nous avons si mal composé, ici en majesté.
L'exergue était une citation choisie d'Edmond Jabès : "L'écriture est gageure de solitude ; flux et reflux d'inquiétude." C'est une dimension que l'on oublie quelquefois de mentionner : l'inquiétude et le stress, ce bon stress mobilisateur, propre à générer le meilleur, dans l'attention portée aux fragments de vie qui traversent l'écrivant - derrière la mobilité de leurs différents visages, leur valeur propulsive, à saisir au vol en quelque sorte, au risque de les perdre. L'inquiétude dont il s'agit est donc double : elle est celle qui permet de créer et par ailleurs de recueillir, de sauvegarder les traces laissées par ce qui n'a pas de nom, l'innommable, que le poète porte en lui et consigne par l'écrit.

Pour cette livraison, avait été invité le poète allemand Reiner Kunze, célèbre dissident ayant quitté l'Allemagne de l'Est en 1977. Né le 16 août 1933 dans le Erzgebirge, il fait ses études à l'université de Leipzig. A partir de 1962, il se consacre entièrement à l'écriture. Reiner Kunze est lauréat du Prix Trakl, du Prix Büchner (1977) et du Prix Hölderlin (1999). A l'occasion de la Journée de la poésie 2004, il a accepté de répondre aux questions de Michael Ragg, dont voici des extraits, dans une traduction de Françoise David Schaumann et de Joël Vincent :

 

 

Michael Ragg : Comment devons-nous lire un poème ? Devons-nous, comme nous l'avons appris à l'école, nous demander ce que l'auteur a voulu nous dire ?

Rainer Kunze : Quelqu'un a demandé un jour à Robert Schumann quel était le message, le sens du morceau pour piano qu'il venait d'entendre. Schumann a répondu qu'il allait s'en expliquer ainsi : il s'est alors dirigé vers son piano et a joué le morceau une nouvelle fois. Tout aussi bien, le poème est fragment d'une réalité revisitée, réinterprétée, comme le sont dans leur domaine un morceau de piano ou même une sculpture. Le poème est une œuvre faite de langage qu'il convient de laisser agir en soi. Peut-être sera-t-on étonné, touché, saisi, ravi ou bouleversé. Peut-être aussi qu'il ne réveillera rien en nous, ce qui peut tenir aussi bien au poème qu'à sa réception proprement dite.

M. R. : Interpréter un poème, qu'est-ce que cela signifie ?

R. K. : Cela dépend de ce qui m'amène à méditer sur un poème et de quelle sorte de poème il s'agit. Mais cela ne peut être, en aucun cas, vouloir résumer le poème car il ne se résume pas plus qu'une mélodie ou un tableau. Interpréter un poème, ce n'est pas, en tout cas, le réduire à une pensée, une idée ou bien même identifier le poème à cette idée, afin de pouvoir ensuite porter un avis positif ou négatif sur ce texte dont on aurait saisi le "message". C'est de cette façon que les idéologues ou les censeurs envisagent la poésie. Or interpréter un poème, c'est s'ouvrir à lui sans réserve et sans que cela porte préjudice à l'événement qu'est le poème.

M.R. : Pourquoi aujourd'hui avons-nous si difficilement accès à la langue imagée des poèmes ?

R. K. : La raison en est que nous ne sommes pas à même de ressentir la présence vivante des poèmes ; et il y a plusieurs raisons à cela. L'une de ces raisons est l'image toute faite du poème qui nous a été inculquée dès l'enfance. Le pouvoir créateur de l'imagination ne joue plus son rôle, pour ne pas dire qu'il s'est perdu. Si je peux en croire des enseignants conscients de leur responsabilité, les collégiens allemands ne seraient, pour partie d'entre eux, plus capables de lire un poème, de l'apprécier d'un simple point de vue linguistique.

M. R. : Jamais encore, il n'y a eu autant d'œuvres d'art, que ce soit dans le domaine de la musique, des arts plastiques ou de la littérature, accessibles aujourd'hui à un si large public. Mais la capacité qu'a celui-ci d'accueillir pleinement une œuvre d'art, en particulier en Occident, paraît plutôt régresser. Comment pourrait-on accroître cette capacité, cette sensibilité ?

R. K. : Les siècles passés ont apporté la réponse suivante : lire, aussi souvent que possible, un poème authentique, jeter un regard avisé sur un tableau de qualité, écouter en mélomane une musique qui a su traverser les siècles, et se demander peut-être si les œuvres d'art qui retiennent notre attention pourraient dans leur universalité être reçues par d'autres comme elles ont su nous toucher, nous émouvoir.

M. R. : Au juste, que peuvent provoquer des poèmes ou autres œuvres d'art chez ceux qui les auront laissé agir en eux ?

R.K. : Pour Dylan Thomas, le monde n'est plus ce qu'il était quand un bon poème est venu l'enrichir. Nous-mêmes, nous ne sommes plus ce que nous avons été quand un bon poème a fructifié en nous, dans notre monde intérieur.
Dans leur authenticité, la poésie et l'art ouvrent sur de vraies émotions qui laissent leurs empreintes et continuent à vivre en nous. Qui ose fréquenter les grandes œuvres d'art verra à mesure de nouveaux horizons s'ouvrir à lui, même s'il n'en est pas conscient dans l'instant même...

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