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"L'homme-joie" : Christian Bobin, éditions L'Iconoclaste, août 2012, 192 pages, 17 €

Un livre de Christian, parmi les cinquante et quelques publiés (je n'ai pas retrouvé par exemple dans sa bibliographie "Dame, roi, valet", qui vit le jour aux éditions Brandes) tout simplement remarquable, avec des incursions manuscrites de l'auteur, que l'on ne présente plus. Un écrivain qui déplaît à ceux qui lui reprochent son spiritualisme, une optique assez mal vue par les temps qui courent, adulé par les autres pour ce que ses mots, ses mots si simples véhiculent, de poésie d'abord, pour magnifier notre présence au monde, à l'être, sans faux-fuyants, mais nés des expériences émotionnelles de celui qui les a ressenties, de celui qui a pris le risque d'exposer a naked thinking heart selon la belle formulation de John Donne.
Un peu comme les remous dans le courant ouvrent sur un dénouement renouvelé, où serait livrée au lecteur l'essence même de la littérature, parée de ses lettres de noblesse.

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J'ai lu plus de livres qu'un alcoolique boit de bouteilles. Je ne peux m'éloigner d'eux plus d'un jour. Leurs lenteurs ont des manières de guérisseur. J'ai passé des étés dans leurs chapelles fraîches, taillées dans la falaise crayeuse d'un beau silence. Le poète qui a repeint les appartements du paradis et de l'enfer, je sors ses livres du buffet où ils prennent une teinte d'icône. J'ouvre la vie nouvelle au hasard et délivre deux enfants dont j'époussette le costume avant de les laisser courir dans la lumière.
Dante descend aux enfers comme on descend à la cave chercher une bonne bouteille. Je l'accompagne, traverse à ses côtés un lieu où des tombes brûlent, quand j'entends des appels au fond du jardin. La première fois je crois à une hallucination. La seconde je me rapproche de la fenêtre et je comprends qu'il s'agit de chasseurs rappelant leurs chiens égarés. Je connais ces chiens. L'un d'eux s'est un dimanche aventuré devant ma maison. Poil ras, gueule éteinte, déprimé comme un diable captif d'un bas-relief roman, il faisait tinter à son cou un collier de grelots semblables à des larmes pétrifiées. Je lui ai donné un morceau de brioche. Ce don l'avait accablé, tant il semblait accoutumé - comme au seul paradis connu de lui - aux mauvais traitements de son maître. Les yeux blanchis de toute espérance, il n'était qu'une machine à tuer digne de compassion. Il remontait des enfers de Dante par la faille d'un de ses chants. Les chasseurs ont cessé d'appeler. Ils ont dû retrouver leurs chiens, les entasser dans leurs voitures cages. Au bord d'une rivière de feu, Dante découvre ces gens qui ont passé leur vie en ne faisant ni bien, ni mal. Ceux-là "qui ne furent que pour eux-mêmes", le ciel les refuse et l'enfer les recrache. Leur est réservé le châtiment de courir nus, poursuivis par des milliers d'abeilles. Je ferme le livre, reviens au monde où s'agitent les mêmes pauvres diables que dans le poème.

Retour d'Autun. J'ai au bord des lèvres le nom de celle avec qui j'allais sur cette route, il y a vingt ans. Les arbres qui se souviennent de son rire font pleuvoir sur son fantôme des taches de couleurs chaudes. Une école surgit d'un virage comme un chagrin embusqué. Un cimetière médite au milieu des vaches. L'odeur qui monte de la terre après une pluie persuade de vivre sans inquiétude les dix mille prochaines années. Je ralentis à la vue de la pancarte : "chasse en cours". Un sanglier au poil noir goudron déboule sur la route à cinq mètres en avant. Nos vies se croisent. Il joue sa peau tandis que je songe aux heureuses lectures qui m'attendent. Le dieu paniqué s'enfonce dans les taillis. Les incroyants armés ont perdu sa trace. Je ne comprends plus ce qu'est cette vie où, au même instant, les uns entendent vibrer les abeilles de leur mort à leurs tempes, tandis que les autres savourent d'avoir une éternité devant eux pour lire des choses très douces.

Nous avançons dans la vie avec des mains rougies de criminel. Le déluge de notre mort les blanchira.


Christian Bobin

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