" Sylvain Goudemare - Marcel Schwob ou les vies imaginaires" : éditions Le Cherche midi, 28/11/2000, 340 pages, 139 F
Mort à 37 ans, Marcel Schwob a le souffle court. Un souffle puissant, mais qui n’a pas l’allonge de celui du romancier. Il produisit, entre autres choses, trois recueils de contes (Cœur double, Le Roi au masque d’or, Vies imaginaires), deux nouvelles (La Croisade des enfants, L’Etoile de bois). Proche du Zarathoustra de Nietzsche, Le Livre de Monelle est une sorte de poème en prose - dont Gide s’inspira pour écrire ses Nourritures terrestres -, et fut loué par les surréalistes qui y virent un chef-d’œuvre d’attention aux émotions vivaces et profondes, échappant aux griffes du sinistre intellect analytique.
Marcel Schwob s’installe donc dans le champ littéraire à la façon d’un conteur qui narre les temps charmants d’un autrefois qu’il s’efforce de nous rendre contemporain. Le Roi au masque d’or fait montre d’une souplesse extrême dans la création littéraire. La palette de Schwob est d’une variété virtuose. On y trouve les traces de Bouddha voisines de celles de Pétrone. Les contes de Schwob font figure de catalyseur : l’invitation perpétuelle au voyage nous fait songer à Loti ; la présence d’un fantastique horrifique l’inscrit dans le lignage d’un Poe et d’un Villiers. La "mixture de vin" est savoureuse. Ses contes témoignent d’une capacité à faire vivre des pans de l’histoire, qu’il s’agisse du grand Moyen Âge, de la tragique Amérique indienne ou de la misère urbaine londonienne du dix-neuvième siècle. Ceux-ci témoignent d’une ampleur historique et géographique inaccoutumée. Cet engouement dans l’écriture ne pouvait se solder que par un beau récit de voyage, le Voyage à Samoa, ensemble de lettres envoyées par Schwob à son épouse Marguerite Moreno alors que, sur les pas de Stevenson, il errait dans le tohu-bohu du Pacifique.
Yoann Chaumeil
Marcel Schwob, distillateur du clair de lune
Langagier de haut vol et de haute tenue, il sut être – seul en son genre – le rhabdomancien puis l’impénitent bootlegger de ces eaux-de-feu et de ces poèmes (« ce qui est exactement la même chose », dirait Guillaume Apollinaire) à ne pas mettre un pet-de-loup dans la machine à ressusciter la bigorne et le spicilège (ndlr : titre de l’un de ses livres).
Qu’on veuille bien m’entendre : si j’évoque, sans plus forcer le trait, d’aussi succinctes évidences, ce n’est que pour mieux saluer la pertinence et l’exemplarité de la nova du cycle Marcel Schwob, cette biographie qu’a publiée Sylvain Goudemare, un lecteur, lui aussi, ô combien scrupuleux, averti et retors, tant de la vie enthousiaste, effervescente et brève que des polyphonies et des enluminures de l’œuvre « inachevée » de ce fort singulier maître ès imaginaires.
Pour mémoire : rappelons que, jusqu’en 2001, l’unique production de l’espèce – celle de Pierre Champion, (Marcel Schwob et son temps) – datait de 1927 ! Un an avant Nadja… que Schwob aurait aimée, comme le jeune André Breton, en 1915, fut vivement conquis par les écrits de son aîné, sur la piste desquels venait de se lancer Paul Valéry.
Quoiqu’il en soit, même si l’auteur de Cœur double se retrouve, à l’heure des sous-cultures de masse et des O.G.M. réunis, inexorablement expulsé des dictionnaires, Le Grand Larousse excepté, la plupart de ses ouvrages – mais Léon Blum l’avait prédit – continuent d’être accessibles et de circuler d’une édition l’autre, ne serait-ce que pour faire la figue à Barrès, faire endêver Jules Renard… et mieux encore, garantir notre bonheur d’adeptes de tous les simulacres. Et j’en sais d’étonnants.
Érudit, linguiste, polyglotte, sémanticien, symboliste, philologue, lecteur insatiable, fabuleux bibliophile, traducteur fidèlement vôtre, contempteur du roman, argotier, conteur d’exception et orfèvre en « cette vieille poésie de la corruption et de la vénalité » que disait Flaubert, Marcel Schwob s’entendit merveilleusement à redonner souffle et couleurs, spasmes et tendresse à maintes figures de l’entre-deux-mondes et de la légende.
Des cafés littéraires aux beuglants de la Butte, de tous les lieux d’archives aux tapis-francs des barrières, ce « parfait magicien ès lettres françaises » aura cherché et su trouver la matière et l’esprit de l’aventure et d’un passé qui ne demandaient qu’à renaître. Encore y fallait-il cet art et cette manière qu’on lui reconnaît dès lors qu’il s’est agi de rameuter le coquillard, le cartouchien et de hisser le pavillon de la flibuste sur l’ancienne île aux Vaches.
« Il n’y a, dira-t-il, d’autre réalité que les choses inventées par une imagination inimitable. Tout le reste est sottise ou erreur… » Diantre ! Que nous voilà loin de tout naturalisme. On s’en doutait presque. Cependant, aussi « inclassable » qu’il parut, ce fils de Caym aux yeux pervenche n’en aura pas moins été membre à part entière d’une confrérie spirituelle amorcée avec Empédocle et dont nous détacherons Caius Petronius Arbiter et Lucien de Samosate, les deux François : Villon et Rabelais, John Ford et Shakespeare, Daniel Defoe et De Quincey, Nerval et Baudelaire, Whitman et Stevenson, Mallarmé, Jarry et, descendance oblige, un J. L. Borges, dédaléen dépositaire d’une phénoménale bibliothèque, un Pierre Mac Orlan revenu du quai des Exécutions via La rue Saint-Jacques sur une musique de Marceau et, rêveur catégorique, un André Hardellet, orpailleur des nuits blanches de Lady Long Solo.
Mais quel lamaneur, quel grammairien pervers, quel lycanthrope à la casquette d’arpenteur nous saura fournir la clef, la mesure et la démesure de ces trompe-l’œil, de ces itinéraires de traverse, de ces étranges diagonales, de ces marches à l’étoile « qui serait le cœur d’une fleur sans cœur » ?
Sylvain Goudemare me paraît idoine dans ce rôle qui consiste – avec une acuité sans faille et sans complaisance – à nous mettre en humeur de partager son engouement effréné pour les maints sortilèges de cet écrivain hors norme, dont il nous livre ici un portrait certainement exhaustif mais d’abord chaleureux.
Vous saurez tout sur Marcel Schwob. Et sur Monelle, la femme enfant, la magicienne, la petite prostituée fiancée de la nuit où elle ira rejoindre Sonia et Anne et Nelly, non sans avoir – n’en déplaise à Gide – confié à son amant les règles d’or du jeu de l’envol et du naufrage des paroles. A bon entendeur seulement.
Également tout sur l’amour total, sublime et fou de Marcel Schwob pour Marguerite Moreno, dont la passion viscérale et rare pour la poésie, celle de Baudelaire, de Rimbaud, de Mallarmé, ne pouvait, si possible, qu’exalter encore davantage celle de celui qui devait l’épouser le 12 septembre 1900 à Londres.
Ainsi que le pourquoi, comment d’un « grand œuvre » espéré, voulu et jamais accompli, et ce, en dépit d’une somme d’intuitions, de savoirs procédant d’une langue verte qui, certes, n’avait rien d’écologique, hors qu’elle jouissait d’autres vertus, en particulier sulfureuses, marginales, poétiques, jaillies qu’elles furent de l’escriptoire d’un goliard sursitaire du monte-à-rebours, maistre Françoys soi-même, lequel, conséquemment et à l’inverse, continue d’attendre son biographe.
Car Schwob est malade, très gravement, depuis des années, sans guère de répit. Sauf à s’octroyer certains antalgiques, pas forcément adéquats, encore qu’efficaces le temps d’une sonate ou d’une véronique. Preuve que le stupéfiant image n’évince pas toujours la douleur.
Restent alors les narcotiques et leur éden artificieux : d’abord l’éther, sorte de noviciat, puis la fumée du pavot, c’est La Porte des rêves, pour finir le parcours « chargé » à la morphine jusqu’aux tréfonds des mires, c’est la danse macabre qui mène la farandole au bal des derniers bons-enfants. Et Marcel Schwob qui meurt, rue Saint-Louis-en-l’Ile, le 26 février 1905.
Vingt-huit ans plus tard, à la question d’André Breton et de Paul Eluard : Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Marguerite Moreno répond dans Minotaure (n° 3-4) :
« Celle de mon regretté Marcel Schwob. C’est lui qui a dirigé toute ma vie intellectuelle, et si je sais quelque chose aujourd’hui je le dois à l’auteur du Livre de Monelle. »
Que voulez-vous de plus ?
Guy Prévan