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"Ciel et terre et ciel et terre, et ciel - John Constable" : Jacques Roubaud, éditions Flohic, novembre 1997, 96 pages

Né en 1932, Jacques Roubaud est un mathématicien, poète, romancier (la série des "Hortense"), auteur de récits autobiographiques, essayiste. Il commence à écrire en 1961 à la suite d'un rêve. Membre de l'Oulipo depuis 1967, il écrit en s'imposant des contraintes formelles. Traducteur ("Vingt poètes des USA", anthologie, avec Michel Deguy) et passionné d’histoire, il s’est intéressé à Lancelot et à Gertrude Stein, aux troubadours et à Lewis Caroll ("La Pluralité des mondes de Lewis").
Jacques Roubaud a enseigné dans différentes universités et a été directeur d’études à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales.

 

 

Chapitre I

Ciel, septembre 1943


Il fallait d'abord franchir le barrage. La retenue d'eau, à l'abandon, en arrière, était envahie d'herbes. La petite rivière se déversait dans le bas, rapide, bouillonnante, écumeuse, impatiente, bordée de roseaux légers. Grâce au barrage, elle s'était habillée de ronces, de peupliers à l'odeur de miel lourd, de trembles, de frênes, d'aulnes ; feuilles, feuilles, vertes ; feuilles déjà jaunes ; feuilles à dessous presque blancs. Un peu plus haut, des arbres, renversés par le vent ou consumés de vieillesse, formaient une sorte de digue : un mur vert, un mur végétal impénétrable. L'eau filtrait à travers ces débris. Elle en sortait toute meringuée d'écume, de libellules, grandes libellules aux yeux de diamant. Les pierres, sur le dessus du barrage, çà et là s'étaient effondrées, disjointes ; couvertes d'herbes, de graminées. Entre elles, des couleuvres d'eau fuyaient en chuintant. Il sautait d'une pierre à l'autre, en espadrilles, restant du côté gauche, du côté de l'eau, par prudence. Il savait nager ; il n'avait pas peur de tomber dans l'eau. Traverser n'était qu'un jeu ; à dix ans, un jeu d'enfant.
Ensuite commençait la garrigue, son territoire personnel, la tranquillité sans menaces, la solitude, son bien. Personne. Il montait par le sentier dans les poussières, les thyms, les muscaris, les lavandes, les buissons de genièvres, les chênes-lièges nains, les vignes abandonnées, quelques pins. Aux coins des vieilles vignes, des pêchers de vigne, des amandiers aux fruits couverts de fourrure verte et grise, comme des oreilles d'âne. Septembre. Chemin ponctué d'insectes, de froissements, de lézards. L'appel des chiens et des chasseurs, loin. Les passages de vent. Le continuum des grillons comme un silence protecteur. Sur le sentier, son pas faisait jaillir les sauterelles. Elles étaient brunes, comme poussiéreuses. Pendant leurs bonds on voyait se déployer le drapeau de leurs élytres ; les unes bleues, les autres rouges. Se penchant vivement sur une pierre, il en attrapait une parfois, avant qu'elle n'ait le temps de bondir. Il la maintenait sur sa paume, d'un doigt appuyant doucement sur le dos de l'insecte, mesurant la forte poussée de ses cuisses, prêtes au saut. Les minuscules griffes griffaient minusculement, chatouillaient sa peau. Il enlevait son doigt, la libérait.
La garrigue montait, puis s'arrêtait, tombant ensuite brusquement dans la plaine, par chutes d'argiles, saignées de la pente, coulées presque verticales des pures argiles colorées, dénudées par les orages, rouges, vertes, ocres, cassate sicilienne de terres. Le village désert l'après-midi, sur l'autre pente, en face, vers les collines, la montagne. Noire. Mouvements de vendangeurs, loin, chevaux, charrettes chargées de grappes bleues, noires et rouges, déjà vineuses. Les cyprès, gardiens d'un rectangle de murs, le minuscule cimetière. La route de la plaine, une automobile rare, lente, bossue, toussant sous son gazomètre, au mauvais combustible, ersatz. C'était 1943, et l'essence était introuvable...


Jacques Roubaud

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