Les cent-vingt récits brefs qui sont réunis dans ce livre, considéré unanimement comme le chef d’œuvre de Marcel Béalu, forment un ensemble aussi remarquablement cohérent que profondément singulier, tant par leur impressionnant foisonnement narratif que par l’univers mental qu’ils dépeignent. Le rêve — mais plus souvent le cauchemar — ainsi que la folie y occupent une place de choix, du moins en apparence, car ils ne sont peut‑être finalement que la manifestation d’une incommunicabilité bien réelle. Avec Béalu, de l’anecdote, on a tôt fait de basculer imperceptiblement dans le questionnement — pour ne pas dire l’angoisse — métaphysique. C’est sans doute en ce sens que de grands critiques tels qu’Edmond Jaloux ou Jean Paulhan ont vu dans ces Mémoires de l’ombre l’une des œuvres importantes de leur temps.
Marcel Béalu (1908‑1993) a fréquenté Max Jacob et l’école de Rochefort dans sa jeunesse ainsi que les milieux surréalistes, avant de bâtir une œuvre littéraire originale faite de nombreux recueils de poèmes en vers et en prose et de récits marqués par l’onirisme et le fantastique. Il a aussi longtemps tenu une librairie à Paris, rue de Vaugirard, Le Pont Traversé.
Le préfacier, Jean-Pierre Sicre, éditeur de cet ouvrage que Marcel Béalu considérait, en janvier 1987, comme "la meilleure édition de ce livre et la plus complète" précise : "La première édition des Mémoires de l'ombre, publiée au plus noir des années de guerre (René Debresse, 1941), réunit 22 récits seulement... où l'auteur nous livre "l'aveu ambigu d'une inhumanité qui serait la clé monstrueuse de l'humain (et l'on peut dire que, sur ce point, notre siècle s'est fait un malin plaisir de donner raison à Béalu) : aveu où se révèlent, significativement confondus, l'abjection et le dérisoire de la maladie d'être."
Plutôt que de le comparer à Kafka, plus réaliste d'esprit que Béalu, on le rapprochera utilement d'un Michaux dont Marcel B. collectionnait les titres, illustrés en particulier, à certains récits de La nuit remue ou de Plume. Ajoutons pour l'anecdote et le mystère qui en émane qu'en tant que libraire il s'était à regret brouillé avec les éditions Fata Morgana chez qui il a pourtant publié en 1983 Erreros suivi de La rivière, illustré de sa main, voyez plutôt :

Voici à présent quatre contes de Marcel Béalu, extraits de ses fameuses Mémoires de l'ombre :
Comme le poisson enfermé dans sa rivière je vivais dans un univers aux parois de miroir. Nul au-delà n’y pouvait transparaître. Quel geste eût apporté autre chose qu’un changement d’éclairage dans cet arrangement savant d’ombres et de rayons, quel cri eût traversé ce labyrinthe subtil où la voix de Dieu même avait fini par s’égarer ?
Dans ce monde qui était au monde véritable ce qu’est au paysage son reflet dans l’eau, ma vie ressemblait à un perpétuel essai, tentative toujours recommencée d’une expérience sans résultat. Sous la croûte encrassant les traits, sous la cire déformant les contours, se devinait cependant parfois la pierre de la perfection. Et lorsqu’en ces boueuses ténèbres, à quoi me condamnait quelque irrémédiable faute, apparaissait un visage de lumière – comme dans l’eau calmée le paysage, une seconde, se reflète étrangement net –, il m’arrivait de rester en suspens devant l’étonnement soudain de ce que ce monde aurait dû être.
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LES TROIS BOUCHES
Il m’arriva d’avoir trois bouches. Quand l’une disait ce qu’elle voulait dire, je ne pouvais empêcher les deux autres d’exprimer chacune une pensée fort différente. De ces opinions contradictoires imaginez ce que déduisaient mes amis ! Je passais pour un homme versatile et sans caractère. Le plus ennuyeux était que, de ces trois bouches, il n’y en avait qu’une d’apparente. Pour ceux qui m’écoutaient je n’avais avec évidence qu’une seule bouche comme tout le monde. C’était d’autant plus ennuyeux que cette bouche visible n’exprimait jamais ma pensée véritable, sans quoi elle n’aurait cessé de dire aux deux autres : Mais taisez-vous donc, mais taisez-vous donc. Le plus fort est qu’à cette époque où j’avais trois bouches qui parlaient ensemble, je me serais volontiers passé, dans mes rapports avec mes contemporains, non seulement de mes deux bouches supplémentaires, mais aussi de celle paraissant m’être due, car – et c’est là que mon cas devenait vraiment extraordinaire – je n’avais rien à dire.
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LA MOUCHE
Je n’aurais, bien sûr ! pas fait de mal à une mouche. Mais celle-ci persistait dans son infime et agaçante présence, se collait au bord de la table, semblait, malgré l’avancée de la saison, ne pas vouloir en finir avec sa vie de mouche. D’une chiquenaude je l’envoyai sur le sol et me remis à écrire. Au bout d’un long moment, levant le nez, je l’aperçus qui se traînait encore sur l’espace vide du plancher. Non sans un peu de répulsion je tendais le pied pour l’achever quand j’eus l’impression qu’elle avait augmenté de volume. Quel idiot j’étais d’avoir pris pour une innocente mouche ce perfide insecte deux fois gros comme elle ! Sans hésitation je l’écrasai. Mais à peine ma semelle relevée, la disgracieuse bête, grosse à présent comme un cancrelat, détalait avec une extraordinaire vélocité et comme je la poursuivais, comme j’allais l’atteindre, se glissait sous un coin du tapis. Alors je m’acharnai, foulant l’endroit où je la présumais cachée, sûr cette fois d’en être quitte. Il n’en fut rien pourtant. Je n’étais pas depuis deux secondes à nouveau penché sur ma page que je vis la carpette se soulever lentement et une sorte de monstrueux hanneton noir en sortir. Il avançait difficilement, en laissant une trace brunâtre. Mais lorsqu’il m’eut entrevu, et malgré son état lamentable, le hideux animal pris de panique parut se soulever du sol. Et tandis que je le pourchassai autour de la chambre il se métamorphosait devant mes yeux. Sous lui le paquet de tripes grises enflait, prenait forme, comme si sa carapace n’eût été qu’un cocon inutile. Et bientôt je me rendis compte que cette bestiole n’était pas plus mouche que blatte mais simple souris blanche. Enfin, d’un coup de pied, je réussis à l’aplatir, immobile, au milieu d’une flaque de sang. Je me retournai. Autour de la table, les membres de ma famille étaient assis et me regardaient avec un douloureux étonnement nuancé de reproche.
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L’ENJEU
À peine le nez dehors, ce jour-là, un fait anormal me frappa : la rue était déserte. Nul bruit ne venait des boutiques aux volets cependant levés ainsi qu’à l’ordinaire. On eût dit que les habitants s’étaient enfuis à l’annonce de quelque épouvantable cataclysme, abandonnant maisons et travaux. Plusieurs rues répercutèrent le seul bruit de mes pas. Je précipitai ma marche, me mis à courir même, dans je ne sais quel espoir. J’allais implorer le ciel qu’un visage humain me délivrât de la solitude quand, au tournant de la place, une foule silencieuse m’apparut. Qu’attendait cette multitude pétrifiée sur laquelle planait la stupéfaction ? Levant les yeux, je vis un homme qui avançait en gesticulant et se contorsionnant sur la rambarde du beffroi. Ses traits étaient déformés par la peur et je me demandais quelle volonté autre que la sienne, quel pari stupide, l’incitait à accomplir pareil exploit. Saisi d’un frisson en lisant clairement sur les visages, mélange de plaisir et de haine, le désir que ce fou s’écrasât au plus tôt, en même temps que l’envie de voir se prolonger l’effrayant spectacle, je ne pouvais me retenir d’une grande pitié pour l’insensé. Lorsqu’une voix venue du dedans de moi-même murmura : Qu’est-ce que je fais là-haut ? Et il sembla que toute l’assistance, figée dans sa hideuse contemplation, se retournait pour me dévisager.
Marcel Béalu