"Quiproquo", de Philippe Delerm, une nouvelle publiée à petit tirage en juin 1999, 48 pages (pni)
Vous avez sans doute lu ou entendu parler du livre de Philippe Delerm : L'extase du selfie et autres gestes qui nous disent, paru au Seuil en septembre 2019. Comme de son premier succès de librairie, édité en 1997 et vendu à 800 000 exemplaires : La première gorgé de bière..., traduit en vingt langues, qui fut découvert par le regretté Gérard Bourgadier, chargé de la collection L'Arpenteur, chez Gallimard.
Amoureux de la vie, ce qui me le rend a priori sympathique, Philippe Delerm s'est fait une spécialité : décrire en prose mais avec poésie les petits instants qui font le sel de l'existence. Mais l'auteur est également fan de sport, comme le prouvent ses nombreuses interventions comme consultant lors des grandes compétitions d'athlétisme à la télévision. Cette passion, on la sent débordante dans chaque page de La tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives. Un ouvrage paru en 2007 dont la recette est diablement efficace : deux pages, trois maximum pour décrire une émotion sportive. On se balade de discipline en discipline ; de champions en champions ; de gestes en gestes...
Des extraits choisis pour vous dans un opuscule de Philippe Delerm, peu connu et c'est bien dommage, publié juste avant Le Portique, icelui aux éditions du Rocher, en 1999. Quiproquo est le nom d'un café-théâtre. Point de départ : un journaliste du Nord de la France part en reportage dans le Sud-Ouest, à bord d'un vieux car jaune pâle à destination de Beaumont-de-Lomagne, emprunté pour le coup à Agen, pour se poser finalement à Camparoles. Le reporter va alors peu à peu se laisser gagner par une torpeur ouatée, par "la lumière de la brique rose, le vert profond des pins et des cyprès, le vert pâle des peupliers". Quand, soudain, sur cette tendre scène bucolique, le Quiproquo Théâtre va poser ses tréteaux. L'homme de plume va endosser un nouveau rôle, saltimbanque, et découvrir derrière les masques la tragi-comédie de la vie.
Voici :
Un jour comme les autres, apparemment. Peut-être une chaleur un peu plus moite, une touffeur diffuse au fond de l’air. Vers la fin de l’après-midi, un petit vent qui se lève et nous décide à jouer sous la halle. Mais à peine Sganarelle a-t-il commencé son premier monologue que le vent tout à coup change de ton, tourne en quelques secondes à la bourrasque. Les tentures installées sur les anciennes mesures à grain claquent comme des voiles. Des gouttes de pluie tiède tombent lourdes, le ciel commence à gronder, et bientôt c’est la cataracte. Les spectateurs trempés se lèvent, et dans un geste seigneurial encore tout empreint de théâtre, Sganarelle lance :
"Tous au Quiproquo !"
Les éclairs qui déchirent l’espace au bout de l’esplanade, vers Barzac, des courses en tous sens, et puis l’espace clos du théâtre où l’on ne s’est jamais senti si bien, acteurs et spectateurs comme mêlés dans la mouillure tiède et protégée, encore essoufflés, complices. Les projecteurs vacillent à plusieurs reprises, mais toutes les répliques font mouche, les saluts n’en finissent pas.
Après on se resserre comme on peut autour des tables, dans un côtoiement volubile qui sent le linge humide et le confit. Est-ce seulement cette bonhomie causée par la précarité des circonstances ? Une vibration fragile, née des ondes de l’orage ? Il me semble que chaque seconde de cette soirée marque une espèce de point d’orgue du Quiproquo Théâtre, une apogée de la convivialité dans le mélange des genres. Plaisir de jouer, de regarder, de boire ensemble et de manger. Plaisir de saluer la vie, si simple, si facile. Maria ne s’y trompe pas, et malgré son teint blême, ses yeux cernés, elle promène entre les tables un air de triomphe presque extasié, répond avec humour aux compliments trop appuyés.
Ils resteront tous tard. Stéphane finira par apporter sa guitare, on chantera… Et puis, une heure du matin passée, nous nous retrouverons tous les quatre, silencieux devant la porte-fenêtre ouverte, à fumer une cigarette en regardant la pluie cingler les tables de café, à sentir près de nous ces gouttes enfin fraîches qui coulent au long de la glycine. À regret, nous irons nous coucher.
Je ne dormirai pas, je le sens tout de suite. La fenêtre fermée, l’air de la chambre est irrespirable. Alors je l’ouvre, mais la pluie fait un vacarme assourdissant. Je m’allonge sur mon lit, mains sous la nuque. Au bout de l’esplanade, un réverbère allumé fait le ciel mauve. Rester là, la tête vide, dans l’obscurité, après tant de chaleur et de lumière. Combien de temps passe-t-il ainsi ? Je finis par descendre pour aller boire un verre d’eau. Alicia est là. Elle me tourne le dos, assise en tailleur sur le seuil. Ce n’est plus le même silence entre nous. Plutôt comme si tous les silences anciens, toutes les gênes n’avaient été tissés que pour mieux préparer ce silence au-delà des mots. Elle se lève et nous nous embrassons si lentement. Son corps est appuyé contre l’encadrement de la porte-fenêtre, les gouttes de la glycine nous dégoulinent dans le cou. Puis elle m’entraîne au-dehors sous la pluie battante. Nous courons. Quelques foulées et nous sommes trempés. Au bout de l’esplanade nous nous abattons enfin au pied de l’arbre centenaire. Son corps garde pour moi cette nuit-là l’odeur du magnolia.
Les jours d’été ne bougent pas, quand on n’attend rien d’eux, qu’on se laisse glisser. Et puis un jour on veut les arrêter, et l’on sent tout de suite qu’ils ne vont pas se laisser faire, que dès lors ils prennent un malin plaisir à vous emmener quelque part. Maria l’avait dit :
"Ici, après le premier orage, les vrais beaux jours sont finis."
Je commençais les miens, mais je sentais cette menace, et c’est peut-être ça aussi l’idée du bonheur. Tout ce paysage qui m’attendait, le chemin de halage du canal, les plages de galets de la Garonne, les branches ployant sous les fruits, les balades à bicyclette le long de routes minuscules, l’odeur des peupliers et du goudron fondu, c’était à vivre au côté d’Alicia. Les jours qui suivirent, je voulus mettre à ses couleurs toutes ces sensations. Elle y ajouta ses coins secrets, ses souvenirs d’enfance, la baignade sous le platane, les noisetiers pour se tailler des cannes, les ronciers où les premières mûres ne me semblaient pas si acides, la cabane du chevrier.
Philippe Delerm