Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Journal à rebours" de Colette, Librairie Arthème Fayard, 20 mars 1941, 224 pages, 18 frs

"Sans doute pressée par le besoin d’argent, exacerbé par les premières années de guerre, Colette réunit à la hâte divers articles parus pour l’essentiel dans Le Journal, mais aussi dans CandideParis-Soir, La Revue de ParisLe Figaro et Marie-Claire entre 1935 et 1940 pour les plus récents, ainsi que différents textes parus dans des volumes à tirage limité : Affaires de cœurCahier ColetteSplendeur des papillonsLe Mystère animal, Maurice Ravel par quelques-uns de ses familiers.

Peu ou pas d’unité thématique entre les textes qui composent le recueil. Le lecteur passe de l’évocation des paysages de Corrèze – Curemonte où Colette et Maurice Goudeket se sont réfugiés après l’exode -, à ceux de Provence pour mieux retrouver ceux de la Bourgogne natale."

J'ai choisi de vous livrer la première version de la saison préférée de Colette, "L'automne", dixième récit de Journal à rebours (un livre qui en totalise vingt-trois) en usant d'une police de caractères violette pour les passages qui seront soustraits de ce même texte par Flammarion in La guirlande des années - ouvrage collectif dans lequel Colette fut publiée aux côtés d'André Gide, Jules Romains, François Mauriac, pour illustrer les quatre saisons, et qui paraîtra, lui, en 1942 :

 

 

 

 

AUTOMNE

De l'imagination ; mais on sent un parti-pris de se singulariser.
Elle m'est restée dans la mémoire, cette note écrite à l'encre rouge en marge d'une composition française. J'avais onze, douze ans. En trente lignes, je déclarais n'être point d'accord avec ceux qui nommaient l'automne un déclin, et je l'appelais, moi, un commencement. Sans doute je fis mal entendre ma pensée, qui n'a point changé, et je voulais dire que le vaste automne, insidieusement couvé, issu des longs jours de juin, je le percevais par des signes subtils, à l'aide surtout du plus sauvage de mes sens, qui est l'olfactif. Mais une enfant de douze ans dispose rarement d'un vocabulaire qui soit digne de traduire ce qu'elle pense et ressent. Pour n'avoir pas choisi le printemps diapré et ses nids, je n'eus qu'une note médiocre.

La fureur de croître, la passion de fleurir, se calment dans la nature à la fin de juin. Le vert universel s'est alors assombri, le front des forêts prend la couleur des prairies de zostères en mer peu profonde. Seuls au jardin la rose que l'homme, mieux que la saison, conduit, certains grands pavots, des aconits, continuent le printemps, caractérisent l'été. Les sureaux sont tombés de fleur à graine, et les prés fauchés attendent le regain.
Tous les jaunes épars, qui multipliaient en avril la couleur du poussin, ont passé. Chicorée sauvage, bleuet, brunelle : voilà les derniers bleus de la saison, entre les vagues des blés pâlissants. Mais déjà la campanule sauvage, la jacée, les scabieuses, font songer au mauve des colchiques, veilleuses nées des premières nuits fraîches. Profonde verdure, illusion de stabilité, promesse imprudente de durée ! Nous disons en la contemplant : "C'est bien l'été", alors que dans une aube sans brise, un passage de secrète humidité, un cirque de vapeur qui dénonce, sur une prairie, l'eau souterraine, alors que prédit par un oiseau, une pomme véreuse, brillante d'enluminure hectique, par une odeur de broussaille brûlée, de champignons et de vase à demi-sèche, l'automne traverse un impassible été. Ce n'est qu'un moment. Juillet reprend sa torride avarice. La pomme et la poire sont aussi âpres que la noix verte. Un reliquat de durs bigarreaux pend à quelques cerisiers ; les fraises, les groseilles et les cassis ont fondu en confiture... Quand, ah ! quand viendra l'automne aux mains pleines ?...
Il est déjà là, si vous savez traduire, au revers de la feuille qui a chu sans cause, une transpiration étincelante, et lire le zigzag diamanté qu'a tendu l'épeire sur les cimes des buis. Aux deux bouts d'un jour encore démesuré, l'aurore et le couchant souffrent des mêmes feux, la sécheresse est sur nous, et l'orage seul fournit une écrasante rosée ; cependant la sorbe rougit, aucun oiseau n'a plus la petite voix de l'oisillon, et quelques monnaies ovales se détachent des acacias, planent incertaines avant de tomber foudroyées. Deux mois plus tôt volait, teint du même jaune pâle que les feuilles caduques, la papillon Citron... Mais déjà le sort du papillon Citron est réglé. Trouvez à sa place le merveilleux Paon-de-Jour, semé de planètes bleuâtres, le Vulcain méfiant qui n'a jamais trop chaud, et la belle Argynne, car ceux-là persistent jusqu'aux gelées.
Un long couloir de verdure sombre nous reste à franchir. Nous voulons bien le nommer le bel été. Bel et grave, moutonnant, adouci quand il voisine avec la mer et avec les lacs, il a, même en France, ses zones terribles, et sous son poids le gibier sauvage maigrit. Les lièvres plats, terrés, battent des flancs. Où trouverait-elle de la glaise humide pour se faire un pansement, la bécasse à l'échasse brisée ?
Sur les étangs de ma province natale, les eaux baissant, août précurseur tendait une pellicule d'étain. Quand une couleuvre, longue et vigoureuse, traversait l'étang, ses petites narines au ras de l'eau, accompagnée de son sillage triangulaire, j'hésitais, enfant, à me baigner. Tant de vie secrète montait en cercles, en moires, en bulles, des vases hantées, tant de sources fusaient, des tiges tubulaires bougeaient vaguement... Pourtant la rainette, verte sur son radeau vert, pourtant la libellule brutale, et sans doute myope, me tentaient. Même un enfant ne peut répondre à tout. Mais ses antennes frémissent au moindre appel, et à tout il préfère ce qui est fermé, brumeux, innommé, imposant. Je dois à mes étangs épaissis par l'été, remués par l'automne, d'avoir aimé un petit marais méditerranéen, dont la bourrasque équinoxiale salait les eaux rousses, vers la mi-septembre. Le pré, la lande, le sous-bois, sont moins vivants qu'un marais. De l'hirondelle fauchante, happeuse de moustiques matinaux, jusqu'aux dernières glissades de la fauvette sur les tiges des roseaux, quelle allégresse !... Oiseaux, rats jaunâtres et mulots, papillons alourdis, appuyés sur la couche d'air surchauffé qui tremble comme un fiévreux mirage, bonds des grosses crapaudes qui se baignent brièvement parce qu'elles craignent le sel, voltes lentes d'un étrange serpent d'eau, noir et blanc, enfin départ mal assuré de la première chauve-souris, et miaulement de la chevêche qui irrite les chats, quelle allégresse sur le petit marécage des Cannebiers !... Il n'y a pas d'heures perdues, quand le temps s'écoule mollement au bord d'une eau presque cachée, ni douce ni tout à fait amère, fallacieuse prairie de joncs à graines comestibles, de carex, de millepertuis jaunes... A dater d'août, le statice couvrait mon marais de sa floraison mauve qui ne flétrit point. Il ne faut craindre, quand on veut cueillir le statice, ni l'eau invisible qui happe le pied et le tient englué, ni la fuite des hôtes qui dormaient au tiède at qui sautent, serpentent, nagent, s'envolent. La tige des faux bambous récemment coupés taille la chair de son biseau tranchant...


Colette

Les commentaires sont fermés.