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"Une femme" de Anne Delbée, éditions Presses de la Renaissance, mai 1984, 504 pages, 85 F

Il s'agit là d'un livre important, publié aux Presses de la Renaissance, fort bien documenté, l'éditeur a eu l'heureuse idée de donner audience à une auteure qui connaît parfaitement l'univers de Claudel, j'entends non seulement celui de son frère pléiadisé dont on ne saurait trop dire qu'il a pour le mieux accompagné la descente aux enfers de sa sœur aînée, mais celui de Camille, née le 8 décembre 1864, elle avait pour amant Auguste Rodin et pour compagnon Debussy. Trente ans de création, trente ans d'asile : Camille rend l'âme le 19 octobre 1943, à l'asile de Montdevergues. Son descriptif : 1 600 malades environ, situé en pleine campagne, à 5 kilomètres d'Avignon et 1 kilomètre et demi du village le plus proche, Montfavet, gros de quelques centaines d'habitants.
On peut se rendre à Avignon en allant prendre à Montfavet le chemin de fer de la ligne Miramas-Cavaillon (six trains par jour, onze minutes de trajet) ou en utilisant une patache inconfortable et malodorante, qui, toutes les deux heures, joint les gémissements de ses essieux à ceux de ses infortunés voyageurs. La bicyclette, quand le mistral en permet l'emploi, peut rendre les plus grands services. Les routes sont planes, bien entretenues et ombragées à souhait.

 

 

 

 

 

La petite châtelaine

extrait de

Une Femme

                                                                                                              Aux quelques êtres qui m’aiment et
                                                                                                              que j’aime - à ceux qui éprouvent plutôt
                                                                                                              qu’à ceux qui pensent - aux rêveurs et à
                                                                                                              ceux qui font confiance aux rêves comme
                                                                                                              aux seules réalités…

                                                                                                                            Edgard Poe, Dédicace d’Euréka.

 

La gelée blanche. Le jour comme une page non écrite. Elle avait réfléchi toute la journée. Marché, marché longtemps. Des heures et des heures. Depuis plusieurs semaines, il en était ainsi. Aujourd’hui elle avait pris sa décision. Il avait fallu plus d’une année entière - une autre année allait encore s’effiler entre ses mains. Elle n’avait rien fait : il était temps de reprendre les cordages, de reprendre maille à maille la vie. Puisque la mort n’avait pas voulu d’elle, il fallait forcer la vie, l’envahir à nouveau. Elle relevait la tête. Ses forces étaient revenues peu à peu. Elle avait vingt-sept ans. Le mois de janvier allait s’achever. Le printemps, elle le sentait déjà dans ses jambes, dans son corps. Même si dehors le grand silence blanc avait recouvert la Ville. Il lui avait fallu longtemps avant de pouvoir se lever et de reprendre goût aux journées.

     Rodin venait souvent à Azay-le-Rideau. Il travaillait peu, avec difficulté. On ne voyait le couple ni aux salons ni aux expositions. Les parents de Camille avaient jugé que son départ était une nouvelle folie. Mademoiselle se retirait à la campagne pour mieux travailler. Pas une fois sa mère ne lui avait écrit. Seul son frère et elle correspondaient. Un jour elle le mettrait au courant. Peut-être, elle ne savait pas. Quand elle s’était sentie plus forte, elle avait fait le voyage jusqu’à Paris. Son père lui avait trouvé mauvaise mine. "L’air de la campagne ne te fait pas de bien. Tu dois encore rester enfermée à sculpter. Autant être à Paris ..."

     Elle voyait bien que son père était attristé. Plus personne ne parlait d’elle à Paris. Il avait sans doute espéré la gloire, au moins pour elle, mais elle semblait oubliée et elle-même ne luttait plus. Il trouvait son attitude peu courageuse. " Il faut se battre Cam’. Attaque, ne te laisse pas marcher sur les pieds !"

     Elle aurait voulu lui dire à quel point elle avait été loin de toute cette société parisienne. L’important avait été de se reconstituer, de remodeler les débris épars. Elle parait au plus pressé. Mais aujourd’hui l’heure était arrivée. Non, elle n’allait pas devenir une Rose ! Elle avait pris sa décision. Grâce à la petite châtelaine.

     Quand elle allait mal, chaque jour la petite fille blonde était venue. Tout d’abord, Madame Courcelles avait essayé de l’éloigner. Elle avait peur que cette enfant ne ravive la blessure : au début, lorsque Camille l’apercevait, ses larmes se mettaient à couler. Elle voyait la petite fille au loin, comme sous la pluie, qui lui faisait un petit signe de main. Puis peu à peu elle s’était habituée à sa présence, aux fleurs qu’elle cueillait pour elle. Un jour, elle avait apporté des fraises des bois. Et puis à l’automne, elles firent de longues promenades ensemble, la petite main guidant celle qui avançait encore chancelante.

     Au début Jeanne, elle s’appelait Jeanne, parlait peu. On avait dû lui recommander de ne pas fatiguer la jeune dame. Mais de jour en jour elle était devenue plus hardie, posant à Camille d’innombrables questions, exigeant des réponses. Et puis un jour, elle l’avait regardée, se tortillant d’un pied sur l’autre : Camille se reposait, allongée dans une chaise longue en osier, encore dolente. Camille avait ouvert les yeux, et la petite avait tendu un crayon et une feuille : "Apprends-moi, tu sais, toi. Apprends-moi." Camille avait esquissé un geste de recul, mais la menotte qui se tendait, l’air de Jeanne, ses yeux grands ouverts, quêtant le dessin magique, son rêve, tout cela avait balayé sa résistance. Camille s’était installée et avait commencé le dessin. Cela avait duré l’après-midi entier. La petite fille allait sans cesse chercher du papier. "Continue Camille !"   
     - Mais je ne vois plus rien." Il avait vraiment fallu que le soleil disparaisse pour que la petite abandonne le terrain. Camille avait mal partout. Jeanne avait emporté tous les dessins comme un immense trésor.
     Jour après jour, la petite apprenait, se risquait elle même à illustrer un animal, une fleur. Rodin les avait trouvées un jour toutes deux penchées sur la table, la jeune fille brune et la petite fille blonde.
     Leurs deux têtes entrelacées au-dessus de dessins, les crayons…

     "Mais qu’est-ce que c’est ?" Il avait pâli. La petite fille lui avait tendu un magnifique dessin, précis : un lapin ébouriffé. C’était le lapin qu’elle avait pris l’habitude d’amener avec elle et qui sautait les dessins ou qui les grignotait à la grande fureur de Camille. Elle l’appelait "Matuvu".
"Jamais Auguste n’a pu réaliser le quart d’un dessin pareil. Et pourtant j’aurais voulu, j’aurais tant voulu lui apprendre… la Beauté."
     Camille avait levé les yeux. Il s’était troublé. Quel idiot ! Venu précisément lui parler de son fils, du fils de Rose*, un vaurien qui dépensait tout son argent à boire, à traîner alors qu’elle justement…
     Il avait balbutié : "Pardon, Camille." Il était sorti, elle l’avait vu par la fenêtre, accoudé sur le petit pont, les yeux perdus dans le vague.
     Une petite main avait tiré sur la jupe : "Dis, tu crois qu’il l’emportera mon dessin, Monsieur Rodin ?
     - Mais oui, ma chérie", avait dit Camille en lui caressant la joue.
     Puis le temps était venu où elle avait pu se rendre à Paris. Paris ! Son anniversaire, ses vingt-six ans. Elle s’était forcée, elle était là à la table familiale, elle avait envie de pleurer. Heureusement il y avait Nini, Eugénie. Elle ne lui avait rien dit, mais Eugénie avait compris. Camille n’allait pas bien du tout. La neige, la grande gelée blanche de janvier. Ses couleurs revenaient. Comme ce soir-là, il y avait de cela juste un an. Les longues marches et lui, le jeune homme. Avec lui, elle commençait à retrouver le désir, l’envie de sculpter. Elle l’avait déjà vu chez Mallarmé. Des amis communs – Monsieur et Madame Godet – les avaient présentés l’un à l’autre.
     Elle revoit le café, un jour comme aujourd’hui. Tout était net, comme une première page, encore vierge. Il y avait des peintres, des journalistes, ils étaient joyeux, bohèmes. Claude Debussy l’avait présentée à tous. Certains se moquaient. "Mais elle est connue, ton amie.
     - C’est un sculpteur."

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* Muse et compagne de Rodin, toujours fidèle au Maître particulièrement volage. Ils se marièrent le 29 janvier 1917, dix-sept jours avant la mort du sculpteur. Ndlr.

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