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"Le sentiment de la nature" : Vahé Godel, Cadex éditions, 14 dessins originaux de Jacques Clauzel, 40 pages, 700 exemplaires sur Vergé, 8,50 € (01/11/2002)

Voici, de la main de Vahé Godel, sa propre bobibliographie :

"Vahé Godel habite Genève, où il est né le 16 août 1931, d'un père suisse (le linguiste Robert Godel) et d'une mère arménienne, originaire de Bursa (Turquie). Les séjours qu'il a faits en Arménie, dès 1969, l'ont profondément marqué. Hérétique, érotique, errant sans cesse entre l'Orient et l'Occident, entre les vers et la prose, l'incantation et le récit, héritière tout ensemble d'un Henri Michaux, d'un Octavio Paz et de Grégoire de Narek (le grand mystique arménien du Xe siècle), son œuvre comprend une quarantaine de livres dont : Signes particuliers (poèmes, Grasset, 1969) ; Du même désert à la même nuit (récit, J. Antoine, Bruxelles, 1978, réédité dans la collection Poche suisse, L'Âge d'Homme, 1991, avec une préface de Nicolas Bouvier) ; Qui parle ? que voyez-vous (récit, Zoé 1982, Prix Schiller) ; Quelque chose quelqu'un (choix de poèmes, préface de Jean Starobinski, La Différence, Paris, 1987) ; Arthur Autre (roman, La Différence, 1994) ; Un homme errant (récit, Métropolis, 1997) ; Le sang du voyageur (choix de poèmes, préface d'André Clavel, Poche suisse, L'Âge d'Homme, 2005) ; La poésie arménienne du Ve siècle à nos jours (anthologie, présentation et traduction de V. Godel, La Différence, 2006) ; D'une plume clandestine (L'Aire, 2009)." Ajoutons encore Rien (ou presque) (Éditions des Sables, 2012) ou Parlez, je vous écoute (L'Aire, 2012)."
J'ajouterai que son dernier livre paru, que Vahé ne mentionne pas, s'intitule : Le chat suivi de vous, (exquise découverte), en date du 29/8/2022, aux éditions Le Taillis Pré.

Parmi tous ses livres parus, j'ai choisi Le sentiment de la nature, pour ce qu'il dit de beau du monde végétal en particulier. Son livre est divisé en deux chapitres, le second s'intitule "Dans le noir", le premier "Autoportrait d'un frontalier", l'ouvrage débute ainsi :

 

 

 

 


Les arbres. Dès que j'ouvre les yeux, je me tourne vers la fenêtre pour m'assurer de leur présence.
Devant moi, une rangée d'érables. Plus loin, un rideau de chênes, de trembles et de frênes. Ici et là, quelques bouleaux. Plus loin encore, épars, des arbres gigantesques : platanes, cèdres, épicéas.
Des sapins cachent la voie ferrée, mais quand passe la micheline, quelle que soit la saison, on voit distinctement les voitures rouges et bleues.
Avenue des Tilleuls, rue des Sittelles, ruelle des Scabieuses, sentier des Chatons, route blanche, chemin du Trismégiste : telles sont mes voies de prédilection, tel est mon périmètre (mais, à vrai dire, je me situe - je me découvre - toujours un peu ailleurs).

Sous les hêtres, un homme chenu de grande taille promène un petit chien noir.
Les arbres existent depuis près de quatre millions d'années.
L'oiseau qui plane semble immobile.
J'habite au deuxième, au bout de l'aile occidentale.


Les arbres tempèrent les effets du soleil, du vent, de la pluie (de tout ce qui tombe du ciel), hébergent les oiseaux, nourrissent les écureuils, font le bonheur de toutes sortes d'insectes.
Sur l'emplacement de jeu, une fillette se balance. Une autre, à croupetons, caresse un chat.
Les bâtiments s'inscrivent entre les zones plantées d'arbres. Ce sont des chênes.
Beaucoup de locataires possèdent un chien qu'ils promènent mécaniquement, selon des horaires et des parcours qui leur sont propres. Mais, par la force des choses, certains font halte en même temps, au même endroit, s'assoient sur le même banc et, bravant la loi municipale, laissent courir leur bête en liberté. Une liberté qu'ils semblent savourer comme si c'était la leur : muets, radieux, ils jouent avec la laisse, l'enroulent, la déroulent, la suspendent à leur cou, ou encore la font tournoyer au-dessus de leur tête comme un lance-pierres.
L'avenue des Tilleuls traverse le quartier des petits propriétaires. Rectiligne. On n'en voit pas le bout. 
La rue des Sittelles est éventrée dans toute sa longueur.
J'ai habité naguère à la ruelle des Scabieuses.
Le sentier des Chatons suit le cours sinueux de ce qui semble n'être qu'un ruisseau mais dont les crues peuvent être redoutables.
Duveteuses, plutôt rondes, les feuilles du tilleul se terminent par une courte pointe conique.
La sittelle hante les bois de haute futaie (feuillus et résineux), mais on en trouve aussi en grand nombre dans les jardins, près des maisons.

Le portable à l'oreille, une jeune femme traverse la pelouse en riant aux éclats.
Les forsythias viennent d'éclore.
Je me promène volontiers sous les arbres, hors des sentiers battus. Comme les chats.
Les fleurs de la scabieuse sont blanches, bleues ou mauves. Longue tige, capitule aplati.
Un certain nombre d'habitants se retranchent derrière des murailles de thuyas, mais la plupart ont élu domicile dans l'Ensemble résidentiel.
La dernière micheline passe à la nuit tombante.

Avenue des Tilleuls : revêtu d'un training turquoise, un gros homme chauve fait semblant de courir. Les éboueurs poursuivent leur travail. Pigeons et corneilles se disputent les restes.

Très antérieur au chien, le chat a fait son apparition il y a dix millions d'années. Il devait avoir la taille d'un lynx. Ses canines étaient beaucoup plus développées. Son cerveau, plus petit.

CHAT SAUV.png
Dessin à la mine de plomb de Pacôme Yerma

Nombre d'habitants hébergent un ou plusieurs chats.

Contrairement aux plantes herbacées, les arbres ne cessent de croître au fil des ans, des décennies, des siècles.
Claudicante, la veuve de l'entresol longe la voie ferrée, comme chaque matin, à la même heure.
Les sittelles adorent les graines de tournesol, nidifient dans les troncs creux, aménagent leur nid avec des débris de pin et de feuilles sèches, qu'elles amalgament au moyen d'un mélange d'argile et de salive. Leurs petits apprennent vite à dénicher des araignées dans les fissures de l'écorce d'un tronc.
Les tilleuls fleurissent à l'approche de l'été.
Vous connaissez mes goûts.
Je crois savoir vos craintes. Vos désirs.
Vous connaissez le chemin.

Il ne m'est pas moins difficile de parler de vous (de moi) que de décrire un arbre, une fleur, un chat ou un oiseau.


Vahé Godel

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