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Pourquoi écrivez-vous ? : Silvina Ocampo (1903-1993)

Née à Buenos Aires, Silvina Ocampo est une écrivaine argentine dont les domaines de prédilection sont la poésie et la nouvelle ainsi que la traduction.
Née dans une famille aisée, elle va suivre à Paris des cours de dessin et de peinture sous la tutelle de Giorgio de Chirico et de Fernand Léger. Sa sœur aînée, Victoria, femme influente et éditrice du magazine argentin à succès SUR, l’invite à écrire pour elle, ce que fera Silvina Ocampo pendant près de 25 ans. Avec son mari et Jorge Luis Borges elle forme la base du triangle égocentrique et encyclopédique du "trio infernal", dont l'auteur de Fictions est le sommet.

 

 

 

 

Je me le suis demandé quelquefois : aurais-je ainsi rétroactivement quelque mépris pour mon œuvre accomplie ?, mais finalement je pense que tout au long de notre existence la vie nous enseigne qu’il y a toujours une raison qui nous pousse à créer. Précisément, c’est ce qui m’intéresse.
J’écris pour que les autres aiment ce qu’il convient d’aimer ; et quelquefois leurs goûts rejoignent les miens. J’écris pour ne pas oublier ce qu’il y a de plus important au monde : l’amitié et l’amour, la sagesse et l’art. Une façon de vivre sans mourir, de mourir sans mourir. Sur le papier, quelque chose de nous, de notre âme, reste, et c'est ce qui échappe à la vie, plus important que la voix humaine qui elle est affectée par les péripéties de la vie, le destin en somme, la santé, oui – au pire l’aphonie ! –, enfin l’âge.
En définitive, que reste-t-il du monde ? Les phrases écrites plutôt que les paroles, les phrases écrites plutôt que les photographies... J’écris aussi pour signifier et ne pas oublier, par colère, par amour, par regret, pour ne jamais mourir. Je peux écrire sur mes genoux, mes bras, mes mains, sur du papier, sur une fleur de magnolia, sur la vitre de ma fenêtre, dans un recoin de la maison où personne n’a accès, sur la croupe du cheval de marbre qui m’emporte dans les nuages, au ciel.

J’écris pour transmuer le destin, pour que la vie prenne le dessus. J’écris surtout pour ne plus avoir à parler. Les animaux ont vécu depuis si longtemps sans la parole, se contentant de grognements, pépiements, gloussements…, je les admire. Mais les hommes hélas martyrisent parfois ce monde animal, privé qu’il est de la parole. J’écris pour que la mémoire, celle qui est en passe de se perdre, en arrive à être le seul but de la vie. J’écris pour que la rose dure toute une vie quand on la couche par l’écrit, sur du papier rose ou vert. J’écris pour que la transcription de l’amour le rende éternel.

Ecrire est un luxe, à respecter. J’écris donc pour être heureuse, moi qui suis sans raison définie malheureuse, pour m’expliquer en quelque sorte, pour me réjouir, pour me perdre aussi, pour me retrouver dans ma confuse douleur, où dans ma joie irisée de couleurs à redécouvrir. Palinure existe, quand on l'a écrit. Il dort sur mon cœur, comme l’eau bleue de la mer. La sirène d’Andersen possède une voix merveilleuse, à transcrire sans délai. Dans ma langue, l’ange gardien est plus beau que la vie même, écoutez-le dans mes paroles quand je l’appelle. Ecrire me sauve de tout, c’est en quelque sorte ma ceinture de sauvetage quand l’eau de la mer pourrait bien m’étouffer. Et chaque fois que l’on voudrait par amour de soi, mourir, on cherche alors par l’écriture une façon émouvante de se sauver, avec à l’esprit Palinure, avec la sirène, avec l’ange gardien dont je vous ai parlé.

 Silvina Ocampo

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