"Bois de lune", de Franck André Jamme, 9 gravures de Richard Texier, éditions Fata Morgana, 14 juin 1990, 72 pages, 750 exemplaires
Ce livre est composé de sept suites où alternent prose et vers brefs, rythmés par des gravures originales de Richard Texier. Pour mémoire, les premiers poèmes en prose du poète Franck André Jamme, autrefois réunis chez Granit (1985) et Fata Morgana (1986), ont été repris par les éditions Flammarion in La Récitation de l'oubli (1/10/2004).
Franck André Jamme a adopté le pseudonyme de Marchand Ducel (anagramme de Marcel Duchamp) dans le même temps qu'il s'est fait une spécialité de livres publiés en Inde sur d'étranges et luxueux papiers. Il deviendra un proche d'Henri Michaux avec la réédition de Yantra en juin 1983, recueil composé à Katmandou (Népal), tiré à 36 exemplaires. Voici le colophon du petit dernier, signé :
Franck André Jamme a été aussi un proche de Lokenath Bhattacharya (1927-2001), dont je vous ai déjà parlé... et ne puis résister à vous citer ici un passage de ce petit joyau intitulé Les marches du vide (Fata Morgana, 2/12/1987), traduit du bengali par Lokenath et Franck André Jamme :
"On dirait que l'on entend des pas. Quelqu'un marche, sans cesse, traverse les champs du temps, secoue le ciel, remplit l'air de souffles. Ou bien non, personne ne se déplace, une femme est juste étendue, aux cheveux sombres et denses. Loin et même au-delà, partout, il y a ses mains, ses jambes, ses cuisses, ses yeux tirés, de biche, et le sourire de tout à l'heure qui traîne toujours sur ses lèvres.
Parmi nous, certains sont ses cuisses, certains ses yeux, d'autres ses mains et ses jambes. Ou tous nous sommes tout cela, cuisses et mains, jambes et regard - sourire, vie. Elle, c'est aussi toi, le second moi de chacun de nous. Et c'est aussi la mère, l'aimée. C'est aussi nous : regarde, je suis la mère - et toi, près de moi, tu es l'aimée.
Un, deux, trois êtres. Un être unique."
Sous d'autres noms d'éditeur, Franck André Jamme a continué de publier des textes rares d'Henri Michaux, comme Braakadbar, Fakir Press, en 1993.
Maître d'œuvre de la publication des Œuvres complètes (ou dites telles) de René Char à la Pléiade, Jamme nous a quittés le 1er octobre 2020.
Ecoute, tout ce que tu peux espérer maintenant, c'est que les choses lèvent un peu, de temps à autre, qu'elles se dressent, quittent un instant leur terre et puis se posent de nouveau : une illusion, certainement, si tangible pourtant les quelques secondes qu'elle règne ! Avec un brin de chance et vu ton âge, à moins de quelque accident, cela devrait encore durer vingt ans, peut-être trente. Et puis tu tireras ta révérence, du mieux qu'il te sera donné - on choisit rarement sa fin. Tu signerais ces lignes si tu le devais, je le crois. Tu ne saurais juste pas trop où poser ton nom. A moins de la feuille transparente qui vole en toi et que tu ne pourras jamais saisir. Je ne t'en dirai pas plus, ne m'en veux plus, ne m'en veux pas, regarde plutôt : la porte, le couloir, les escaliers, une autre porte, la rue, des rues, la sortie de la ville, la route, la campagne, d'autres villes, d'autres pays : tu es, nous sommes toujours partout entre les mains du mystère le plus pur.
* * *
Rien n'y fera
Toujours
la même
éternelle
absence
Mais de quoi ?
Dans quel sens
court-elle
La route ?
Que fera-t-elle
quand elle sera
au bout ?
Lumières
trouant l'eau
Ombres
frappant la terre
Sans toucher
à rien
Flamme
qui va s'éteindre
Hésite encore
N'en peut plus
Le tout
c'est la première fois
Même la pensée
Les mots
dans le dos
Si lourds
On se déplace
Et tout se déplace
Robe de loup
Silence en feu
Ce qui nous envahit
nous échappe
Le piège
La nostalgie
Choses
écarquillées
Piaffant
dans le vide
Qui les voit
Les embrase
Ô
ce puits
de lait
Dans la nuit
Sur la tête
de l'invisible !