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"Pour un moissonneur" : Gustave Roud, éditions Mermod (Lausanne), avril 1941

La parution de Pour un moissonneur vaut à Roud le prix Rambert, qui lui est remis le 27 juin 1941. Philippe Jaccottet, venu écouter le discours de Ramuz lors de cette cérémonie, y fait la découverte de Roud. A consulter en parallèle : Gustave Roud, par Philippe Jaccottet (Poètes d'aujourd'hui n° 173, Seghers, 1968).

Dans le numéro 88 de Diérèse dont je vais terminer les envois sous peu, Gérard Bocholier (pages 231 à 240) met l'accent sur la sortie des Œuvres complètes de l'écrivain dans une étude fouillée dont voici les premières lignes :

SOLITUDE ET COMMUNION DE GUSTAVE ROUD 


Qui est Gustave Roud ? Toujours, hélas, ignoré de beaucoup de Français, il est, sans conteste, un des plus grands poètes lyriques en prose du XXe siècle. La publication en octobre 2022 de ses Œuvres complètes (4 volumes, 5056 pages), aux éditions Zoé, lui fera-t-elle trouver enfin l'audience que sa prose incandescente mérite dans notre pays ?"

J'ai choisi pour les lecteurs du blog un extrait de l'un de ses livres de référence, puisé là dans son édition originale, voici :

 

« Appel d’hiver 



   Où est-tu ? 

   Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu. L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat. 

   Où es-tu ? 

   Et pourtant je sais la route vers le nord qui touche au bout de longues heures la grange où brûle encore le froment que tu fauchais. Je partirais les yeux fermés. Mais la nuit est venue avec la lune et toute l’horreur des marches d’autrefois dans la neige ressuscite. L’été peut mentir encore à l’adolescent qui n’a pas eu la force de dire oui tout de suite à sa solitude. Un oiseau chante pour lui ; les fleurs frôlent ses mains nues. Le vent lui jette au visage toute une prairie de juin comme un bouquet d’odeurs. Il faudra, pour qu’il sache enfin, la traversée pas à pas des nuits extrêmes de décembre parmi les cadavres de ses pensées, quand son souffle, qui est pourtant un souffle d’homme, monte comme une buée vide, une vaine vapeur vers les étoiles (Orion, toujours Orion sur l’épaule de la colline orientale illuminée !) et qu’il heurte enfin du front la vitre couleur de miel qui l’appelait à travers l’ombre comme une autre étoile, la transparente muraille infrangible qui le sépare à jamais du bonheur des hommes. 



 

 

 

   À quoi bon repartir ce soir, puisque c’est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu’ils échangent en riant ? Toi seul par qui j’ai pu croire une heure qu’il n’est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c’est encore une espèce de vie - et la plus belle -, je t’appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n’est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient ! J’ai perdu cœur. Je t’appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés. 

   Tu vivais. Ah ! Qui me dira si tu respires encore, que si mon cœur s’arrête, le tien bat toujours, faucheur au bord de l’orage, que j’ai vu jadis à l’instant même du premier éclair me sourire. La première goutte de pluie étoile ton épaule et fait frissonner ton adieu. Pour toute une heure, le temps de notre halte sous le toit de tuiles ruisselantes, les pieds dans la poussière pleine de brins de paille, de fragiles empreintes d’oiseaux, il m’a paru que je pouvais vivre encore. Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu’à mon cœur qu’il comblait comme d’une calme musique retrouvée, c’était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu’une grimace. 

   Où es-tu ? 

   Que c’était beau, ces campagnes jusqu’à l’horizon fouaillées par les rafales, l’immense brasier des moissons fumant sous la pluie, les gerbes interrompues, les chars à demi chargés roulant vers les granges, l’essaim des coups de fouet autour des chevaux aux crinières collées et la foule de tes frères, les moissonneurs nus, les moissonneurs pris dans leur toile blanche comme de grands anges maladroits ! Tu ne disais rien, les lèvres seulement entrouvertes sous le dur crin d’or, une main dans la mienne, l’autre enroulée au manche de ta faux. C’était la faux d’un faucheur de froments, ternie par la terre d’où jaillissent les épis d’un seul jet, non  point celle des faucheurs d’herbe, avec sa lame qui flambe comme un feu d’acier. Je t’appelle, toi qui m’as dit adieu, qui m’as tendu cette main sombre tachée de sang toute blessée par la paille aiguë. Je t’appelle - qui pourra m’entendre et me répondre ? 

   Où es-tu ? 

   Cent fois j’ai pris la même route, sachant bien pourtant que ce ne serait plus jamais la même, qu’elle n’irait jamais plus vers toi. Cette route toujours vide aux yeux des autres hommes, elle est peuplée de mes attentes. Chaque pas que j’y pose y suscite quelque fantôme. Je marche parmi le mensonge de ces présences qui me suivent en pleurant. Je puis te redire chaque arbre, chaque lampe. Il y a soudain des flaques de parfum où l’on glisse : c’est une fleur qui s’ouvre la nuit avec une odeur de semence et de rose. Qui l’a cueillie ne peut la rendre à la route qu’elle ne soit morte peu à peu dans ses paumes refermées. Il y a une forêt magique où l’oiseau des morts m’a parlé. 

   On ne peut l’appeler ; il faut l’attendre, s’adosser au tronc d’un hêtre ou se coucher dans l’herbe de soie comme un voyageur fatigué. Il ne vient pas toujours. Il ne vient presque jamais. Il ne dit rien si tu l’interroges. 

   Où es-tu ? 

   Est-ce que tu ne peux plus entendre ce cri ? Est-ce que tu ne peux me dire si tu respires encore, si ton cœur bat, et cette épaule où poser ma main, une seule fois encore, m’est refusée ? 

   Le jour où je n’en pourrai plus d’attendre, je retournerai vers l’oiseau et cette fois je l’appellerai comme ce soir je t’appelle. Son cœur est plein de pitié. J’entendrai le battement d’ailes parmi les feuilles froissées ; il viendra tout de suite se poser sur la branche la plus basse. Il m’écoutera. Il écoute ce que les morts lui disent, toutes les paroles des voix sans lèvres. Il porte aux vivants les messages des morts. Il écoutera tout ce que je pourrai lui dire et il s’envolera vers toi.


 Gustave Roud

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