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Gérald Neveu, "Une solitude essentielle" : Guy Chambelland éditeur, 15 octobre 1972, 62 pages, 540 exemplaires

Cet ouvrage a été mis en pages par Jean Malrieu à partir des poèmes inédits que Gérald Neveu lui avait donnés avant sa mort, à Paris, le 28 février 1960. Confectionné dans un format proche de l'A 4 (21 x 27 cm), imprimé sur les presses de l'éditeur Guy Chambelland en son mas de La Bastide d'Orniol (Gard), édité dans le Marais au 23 rue Ste-Croix-de-la-Bretonnerie, à l'époque des nouvelles librairies parisiennes, qui étaient à la fois lieux de vente, galeries et lieux de rencontre. Celle qui nous intéresse a trouvé asile successivement au 35 rue St-Georges, au 23 rue Ste-Croix-de-la-Bretonnerie donc, au 77 boulevard Richard Lenoir et enfin au 23 rue Racine : dénommée dès lors Librairie-Galerie-Racine.
La couverture de ce livre, d'un beau vert olive, annonce la couleur si je puis dire. Des poèmes en vers mais aussi en prose, le tout se défiant de ce qu'écrivit au
XVIIe siècle Malherbe, affirmant sans autre forme de procès "qu'un poète n'était pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quilles". Une exclusion qui date de Platon, ainsi que le soulignait Alain Jouffroy in Diérèse 19 (octobre 2002) : premier "philosophe pur" (car les Présocratiques agrémentent leur enseignement de poésie, musique, rhétorique), il fut aussi le premier à condamner explicitement dame poésie, tournant fondamental vers ce qu'on pourrait appeler, d'un terme hélas actuel, la "communautarisation" des arts et des sciences. Et il le fit au nom de la morale et d'une opposition irréductible entre la philosophie-méthode et la philosophie-rencontre. Pour lui, la pensée naît de l'étonnement, puis de la violence corrélative pour s'en libérer. Les tenants de la poésie en restent eux, à l'étonnement, à la stupeur originelle (et la poésie est l'esthétique de cette stupeur), pouvoir fait de douceur et d'inquiétude. Ils ont senti un jour leur vie suspendue, ils demeureront donc fidèles aux choses, et refuseront une violence pour eux inutile et même dérisoire.
A partir de là se multiplièrent les exclusions et les rejets (ayant pratiquement chaque fois, il faut le reconnaître, pour initiateurs les zélotes de la philosophie). Les philosophes post-platoniciens, tenants de l'unicité d'un monde ayant son ordre propre et ses limites, ne pouvaient que récuser une poésie attachée à la multiplicité, plongée tout entière dans les apparences, pour les requalifier à sa manière.
Les poèmes du co-fondateur de la revue "Action poétique" choisis pour vous le sont en prose, moins connus il est vrai que ceux en vers. Des prosèmes où transparaît une détresse sourde, une ironie noire, d'une veine peu ou prou surréalisante, où les mots semblent s'ordonner à mesure, aux prises avec ce qui leur serait ici et là possible de révéler, jusqu'à... l'ultime éclaircie.



 

 


Journal

Une lumière de rosiers brûle derrière la tête. Je dors. Ce qui me touche n'a pas de forme. Parfois une épine s'y trouve et je me pique. Quand je tourne la tête, l'horizon tourne avec elle. Mes semelles s'usent. Je suis immobile. Les grandes fumées penchent sur les usines et les parcs. Que de cœurs ! Que de regards ! Il suffirait peut-être d'un souffle. Je sais ce qui est, mais la fleur que je cueille n'est jamais dans sa lumière. Un jeu de lanternes magiques. Je vois la forêt autour de moi, la forêt qui n'est que la forêt. Quand je mords, quand je mange, cela me tombe sur le cœur. Je passe dans toutes les ruelles avec ce poids sur le cœur. Je suis libre. Quand je dors, quand je vis, quand je mange, je sais que mon corps contient de la tendresse. Une seule parole est vivante. Je ne peux pas la dire.

13.12.1945

* * *

Au flanc des collines malignes, au bord des lacs en chambre que ne passe l'Etoile aux mains glauques, verte comète de ton regard ! On verrait s'écrouler les murs de l'aube comme un plumage qui se disperse et bien autre chose enrichirait le vent aux lèvres de rumba.

Bien autre chose serait possible que ce geste indistinct qui égratigne pâlement les pierres d'angle des maisons. Bien autre chose tremblerait au creux des bulles de la raison, bien autre chose s'allumerait parmi les villes lourdes comme les fruits de mort que l'acier aseptise.

Au flanc des nuits crieuses de repos, que ne passe la tache d'alcool qui noya jadis ma chute et qui demain sera l'ampoule rayée d'or d'où ton visage appellera les tremblements épars dans une mer ressuscitée !

* * *

Quelle noirceur derrière la théière ! Les hublots vraiment nous assomment avec leur queue leu leu de discothèque. On pourrait à la rigueur s'endormir en boule sur l'édredon mais les hublots sont passibles des hauts fourneaux, ce qui provoque, qu'on le veuille ou non, des démangeaisons en particulier sous les bras. Le couchant déjà n'est plus qu'une plaque de docteur ou d'avoué. Les dernières cheminées ont toussé leurs dernières pastilles. Un bonhomme de chemin m'a salué vaguement dans la grisaille à sérénades. Je me gratte, je me retourne dans les plumes qui gémissent. J'allume ma pipe, mets le feu à la maison et m'en vais dans les rues voir si les vitrines désirent quelques rectifications in extremis.
Toute la nuit, la théière m'a regardé comme si j'avais des huîtres de trop ou une fluxion de poitrine. 
On ne peut pas dormir tranquille quand le veilleur a la migraine.

* * *

L'apparition se fait à petits coups comme par éclairs successifs. C'est une femme à n'en plus douter.

Sur champ de vin (le vin bleu que je demandais un soir au Claridge et qui me fut ignominieusement refusé sous le prétexte scandaleux qu'il n'existait pas), une cuisse de mayonnaise éclatante comme un sabre japonais sort d'un coup comme un parfum de poivre. Cinquante félins de couleurs différentes s'en échappent et se dispersent en bonds de bananes, ce qui découvre immédiatement dans le ciel un regard de tenture navigable. Violons radieux. J'en suffoque. Deux yeux en qui soufflent perpétuellement des rafales de nuit courant alternatif de la syncope prête à éclore qui darde ses pipes blondes entre deux jets dodus de source thermale. Les yeux ou les cheveux ? - rongeurs de sirocco - tandis que croulent les ancres différentes d'une armada punitive.

A l'attaque pénible des doigts le mur du vide se fend en deux champs de trèfles d'un bord jusquiame, modelé de l'autre. La plainte fauve en jaillit, flamme linguale, tandis qu'en vingt et un points de l'espace je me démène entre vingt et une paires de mâchoires cervicales. Le sang se fait jupe. Entre deux gros cailloux lissés en sphère, il envahit la forme des seins que j'attendais, et deux sourdes coulées venues des profondes réserves sillonnent passionnément ma chute noire dans le vent.

* * *

Ex-Voto

L'homme ouvre une porte. Ses pieds abordent le trottoir.
Ce qui reste de sa folie : une grande carte de la Sicile avec une bougie non allumée, une roseraie clandestine.
Il peut aller.
Mais les chiens errent la nuit.
L'homme ne comprend pas, ne connaît pas. Il passe, se croyant sourd, dans une forteresse échevelée.

Le même homme salue maintenant un fragment de plage oubliée. Il pense avec raison que les oiseaux sont tous fous, et le voilà contre un mur cloué, sans mémoire, menaçant la route de son regard de cyclope.

8.11.1949

Gérald Neveu

 
 

 

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