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"Le Château", de Franz Kafka, traduit par Alexandre Vialatte, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 1948, 255 pages

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Un livre phare, commenté par René Noël :

 

K se place d'abord dans une situation de conflit, de combat et s'apprête donc à subir des contradictions qui mèneront à des situations où l'une ou l'autre des parties sera gagnante, perdante, mais toujours de manière intermittente, si bien que si un but est recherché, celui-ci sera toujours remis en question.

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K se place de suite face à l'impossible en sachant que le but recherché est souvent flou, contradictoire, inaccessible, voire méprisable.

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Le doute (remise en cause de l'absolu, de la vérité, de la justice, de l'esprit de communauté...)

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Se plaçant en position d'affrontement, voulant forcer le passage, mettant en jeu toute son énergie, ses pensées et forces physiques tendues vers le haut (verticalité), K doit affronter une force d'inertie d'autant multipliée, qu'il se trouve de personnes vivant dans le village (horizontalité) ; luttant sur les deux fronts : sa fatigue.

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Tout le roman repose sur cette situation initiale, tout est décrié, joué : si apparemment l'absolu n'existe qu'en tant que béance indécise, chaque possibilité semble renvoyer sans cesse à une vérité sans cause : destin (et le destin comprend aussi bien le succès que l'échec, se moque qu'il y ait succès ou échec, puisqu'aussi bien le destin opprime ou laisse libre le hasard, confirme et affirme à volonté doute et certitude logique jusqu'à l'absurde).

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Ici se joue (jeu de cubes) la vie de tous les personnages, et les questions de la vie en communauté et de la solitude.
K est isolé, trouve des alliés, mais au fur et à mesure de ses rencontres, s'aperçoit que chaque personne est en elle-même l'absolu qu'il traque (jusqu'à l'épuisement de ses forces), ou peut le mener sur le chemin de cet absolu, mais que personne ne parviendra à véritablement l'aider, car chacun est SEUL, et c'est l'absolu lui-même (représenté par le Château) qui entretient cette solitude (par la force des choses). Puisque si une communauté parfaite existait, alors nul ne serait besoin de considérer un absolu et un monde relatif qui dans le roman ne peuvent fonctionner que comme deux phalanges d'un même doigt séparées par une tierce phalange (sans but, sans espoir et sans déréliction, non pas inerte, mais servile sans excès : le monde même de l'administration : ses agents et ses plaignants, petits dieux et petits hommes...)

 

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Le monde vu par Kafka serait étrange par une transparence versant en opacité, et cela rendu possible par une coalition d'insistances, par une mise en place de la durée (brouillard, nuit, fatigue, crasse, difficultés générées par les travaux, hiver tenace : ces éléments viendraient à temps masquer aux protagonistes du roman (village et Château) l'inanité de leurs relations)
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Au début du livre, il y a trois communautés distinctes créées artificiellement, au prix d'une discipline scrupuleuse, mais pas totalitaire : le village, K, le Château. Plus loin, ces communautés éclatent : on s'aperçoit qu'elles sont constituées d'individus qui opposent (inconsciemment) une force d'inertie à l'établissement d'une communauté souveraine ; au mieux la communauté sera un ensemble de personnes seules, solitudes juxtaposées et plus ou moins incompatibles entre elles (anticipation de la fragmentation du moi et de la société de L'Homme sans qualités de Robert Musil).

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K est le révélateur de cet état de fait, et sa présence ne fait que mettre en lumière (sans qu'il y ait évolutions significatives) la détresse de gens pour lesquels cette solitude (qui annihile l'espoir) est inacceptable, bien qu'acquiescée avec fatalité (acceptation de la mort, défiance envers le suicide). Plus K essaie d'intégrer une communauté qu'il pense supérieure (et c'est en cela qu'il est l'objet de railleries, qu'il est traité en enfant, qu'il échoue et que ses efforts sont vains : car il suppose que dans cet arrangement "tacite" entre communautés, il existe une position dite favorable, alors que toutes s'équivalent - sans pour cela devoir être égales, c'est-à-dire que chaque membre de cette "communauté en puissance" ne peut prétendre occuper une place aux mêmes avantages que son voisin, puisque le jeu initial consiste à vivre dans une relation de verticalité. Pour que la relation horizontale tienne, elle doit être étayée par une relation verticale - qui contrôle et donc reçoit sa légitimation de son contrôle, donc des dominés), plus K renforce sa solitude.

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Sa solitude croît à un tel point qu'il est abandonné de tous, mais acquiert paradoxalement, sans le savoir, sa pleine puissance. Sa solitude, résultat de ses échecs, assimile peut-être une énergie égale, sinon supérieure, à ce dont il n'ose rêver lui-même tout au long de ses périples, à celle du Comte. Mais sa solitude lui est inutile, car elle a été acquise au prix d'un combat, d'une déperdition de ses forces, qui réclament la mise à mort de l'adversaire, même si K dit ne vouloir que s'intégrer et monter le plus haut possible, sa solitude acquise solitairement, aux dépens de solitudes plus modestes (représentant le paroxysme du roman, moment où la paix pourrait être proposée), présente un péril :
danger de destruction de toute la construction, puisqu'une solitude sans adversaire est aussi inutile qu'une terre sans oxygène ! Une solitude ne peut exister que par ou contre une communauté. L'absolu de la solitude sans communauté lui faisant face (ne serait-ce qu'une communauté de solitudes) est l'absolu de l'impossible : Néant. Si forte soit sa solitude, il ne peut lui-même l'apercevoir dans toute sa force, car venant de l'extérieur, et luttant avec des armes de son monde étranger. La solitude qu'il gagne lui est offerte par un univers hostile : son erreur est d'avoir réussi à toucher, palper l'absolu, la victoire presque certaine, mais sans s'être assez occupé des protagonistes subalternes, sans lesquels l'absolu n'est qu'un leurre (et le Château détruit). Ainsi dans sa visite nocturne, don du hasard, K a la possibilité de gagner un apaisement, et de conquérir des conditions de mutations de rapports entre les deux communautés préexistantes à son arrivée au village
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Son échec : sommeil et indifférence ; parvenu inconsciemment au sommet d'une hiérarchie, K, puis le Château, sent que le moment n'est pas venu de changer les rapports, l'impossible étant pour longtemps encore inamovible et despotique, et qu'il est indifférent que K soit à la place du Comte ou ce dernier à la place de K.
Cependant la visite nocturne permet de constater que le Château a prévu de voir son organisation bafouée, bouleversée, détruite, et qu'elle ne peut, pour prétendre à l'absolu, se passer de cette possibilité.
Dès lors, K reprend son jeu et s'essaie à une solitude plus modeste au sein de la hiérarchie des solitudes villageoises, qui miment avec leurs moyens la hiérarchie du Château.

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Chaque personnage a dans le Château l'absolu de la réflexion, de l'esprit ; plus la connaissance et l'esprit sont vifs, plus s'établit le constat qu'il n'existe pas un mais des absolus, pas une, mais des vérités innombrables : une inquiétude, un affolement omniprésents : le doute étant l'ultime garde-fou du suicide.

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Frida envie et sent la solitude extrême de K (lui-même occupé à détruire cette solitude, car lucide qu'elle est superflue, inutile : seule une femme est capable d'aduler l'inutilité) et le quitte car il n'est pas assez égoïste pour jouir seul avec elle de ce trésor, quittant cette région où sa solitude équivoque et famélique l'insatisfait.

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Dessin de Franz Kafka

Amalia est un composé de K et de Frida : alliant la lucidité aveugle de K, sa force, sa solitude avec en plus un mépris que K abandonne peu à peu, mais qu'elle conserve intact. Elle ne désire pas changer les rapports régissant les communautés (sachant l'inutilité de cela), mais trônant avec sa solitude impériale, constitue une communauté antithétique à celle du Château, en partageant son sort avec sa famille qu'elle abrite en solitude.
A ces qualités, Amalia ajoute la non-illusion de Frida, mais substitue à l'amour d'un homme et à la fuite, l'absolu de sa solitude absolument équitable. Elle rassemble à elle seule les trois communautés (le village, K, le Château), mais paradoxalement sa solitude catalysant toute vie, annihile toute vie, et n'apportant comme réponse que le silence, conduit directement au néant, à l'inconnu de la mort. Ainsi le seul personnage pouvant apporter une modification ne peut qu'attendre sans espoir (ressemblance avec certaines femmes chez Dostoïevski)
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L'extrême liberté acquise par K et Amalia par leur solitude respective leur devient superflue dès lors qu'elle ne peut qu'être détruite ou condamnée au silence s'ils tentent de hisser des solitudes connexes jusqu'à elle (d'où la sagesse quasiment orientale dont fait preuve l'administration en éloignant sans heurt chaque solitude de sa contemporaine).

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Plus K s'achemine vers sa chance (rendez-vous nocturne), plus le temps s'accélère, plus sa fatigue augmente (et il sait inconsciemment qu'il échouera), plus le nombre de rendez-vous auxquels il doit faire face sont nombreux et importants, se juxtaposent, le temps et l'espace faisant office d'opacité, d'écran, d'obstacle, jusqu'à retourner K comme un brin de paille. Les obligations de K dépassent ses forces et à partir du moment où il y a dissonance entre les intentions et les possibilités de K physiquement parlant, la chance de celui-ci se présente béante, ouverte, facile, offerte, claire, presque ordonnée, sans qu'il puisse réagir.

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Sa solitude a rendu caduques temps et espace et lui offre sa chance.

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Lorsqu'il a besoin du temps et de l'espace, ceux-ci se dérobent à lui, dépassés par sa solitude, l'ayant désertée. Ils lui soustraient sa chance (à laquelle au demeurant il ne tient plus du tout, puisqu'ici chance et disgrâce sont unis et inséparables).

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Ce roman est un roman d'irrésolutions et de non-compromissions, en prise avec la relativité, il l'anticipe.

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L'argument permanent du livre : humour, ironie, peu de sérieux (une fois toutes les possibilités du désespoir finement et respectueusement élucidées, comme un enfant à ses devoirs pour ne pas être pris en défaut) avec lesquels Kafka aime profondément ses personnages ; l'impression irréelle traduite tout au long du livre (avec un style réaliste - anticipant le cercle de Vienne ?-) conduisant à alléger un destin qui broie délicatement, sans violence, chaque protagoniste de cette épopée Don Quichottesque.

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Quant à l'amour physique, il s'effectue en rythme naturel, sans effort, sans mauvaise conscience : en tous lieux, l'agilité des corps, l'épanouissement. Kafka a connu cette harmonie lors de son exil à Berlin avec sa jeune maîtresse, ce qui nous réjouit.

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K est son propre écho, son propre messager. K est à la fois victoire et défaite de K. K symbolise la condition humaine incapable de juxtaposer les possibilités qui lui sont offertes, et n'ayant après tout aucun rapport supposé ou imaginaire d'entreprendre des transformations radicales de son état.

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On sort du Château, premier roman conçu comme work in progress infini, avec un costume neuf des grands jours, une corde enfilée soigneusement autour du cou en permanence en guise de décoration, car bien sûr aucune possibilité ne se doit négliger si l'on veut paisiblement jouir du calme de la vue panoramique sur l'impossible même.

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Pour Kafka, l'écriture serait une stratification du sang toujours en cours, sans cesse balayée par une tempête irrépressible. Un gain de la mort avant terme au sacrifice de la vie. L'imagination serait le dernier germe de la vie, l'ultime greffe apprise par l'alchimiste ayant après cela renoncé à toute idée superflue de conquête.


René Noël

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