Dino Buzzati, "Le K", traduction de Jacqueline Remillet, éditions Robert Laffont, collection Pavillons, 1967, 374 pages
Composé de cinquante-et-un récits, ce livre de Dino Buzzati m'est cher, de par la fougue de l'auteur, la causticité dont il fait montre, sans égards particuliers pour ce qu'il dénonce toujours par la bande, en empruntant la voie de la fiction, du fantastique, mais sans accents graves. Plutôt, pour y enter ses réflexions personnelles au sein d'un univers complexe reconfiguré, approché par petites touches. Enumérant le monde dans ses dimensions ; attestant par percées successives la présence obstinée de l'humain au creux de l'événementiel, qui fait histoire. Des pages qui font entrer le lecteur dans la danse, au fil d'une étonnante partition, où la phrase semble à certains moments s'emballer, se réinventer au fil des mots, dans leur surgissement.
Dino Buzzati fut aussi poète, et j'aime assez dans ce livre "Le compte" - vous verrez le rapport, en établirez un avec tel ou tel élément des plus contemporains - voici :
Le compte
Le petit vieux fluet se leva de son siège, il pencha imperceptiblement sa minuscule tête d'oiseau et ses épaules, en un geste qui lui était propre. C'était une larve, un sous-alimenté, une mèche de lampe consumée, un pauvre malheureux.
Alors, tout tremblotant, il prit une enveloppe blanche qui était posée sur la table et la tendit d'une main incertaine à Joseph de Zintra le poète, qui attendait, debout devant lui. Sa bouche tenta même une vague ébauche de sourire et puis il dit :
"Ghh ghh ghl fisch !"
Qui sait ce qu'il voulait exprimer ? il ne fit entendre que ce son-là.
C'était une toile d'araignée, une feuille morte, pire, c'était un être terriblement consumé et tout proche de l'inévitable fin, et pourtant il était en frac, un très beau frac recouvert de décorations, il était sanglé dans un merveilleux uniforme alourdi d'épaulettes, de pompons et de médailles, uniforme de général, d'amiral, uniforme de cavalerie, de parachutiste, de blindé, uniforme d'artillerie et de mitrailleur, uniforme l'un sur l'autre, et l'un dans l'autre, car il était Sa Majesté l'Empereur Maître des Corps et des Ames, Président des Confédérations universelles, Chef Suprême des extensions territoriales du Nord et du Sud, Lumière des Mondes, Soleil incarné, concentrant en lui de façon terrifiante la puissance qui dominait les trois quarts de la Terre, il en émanait une force démesurée.
La main tremblotante et ferme, le sourire grimaçant et radieux il tendit l'enveloppe blanche au poète Joseph de Zintra qui la prit en s'inclinant très bas comme il convenait dans un salut étudié auparavant.
Une trompette sonna, une larme brilla çà et là dans la foule, les applaudissements, les drapeaux flottant au vent, lueurs de flashes, allongements sournois des télé caméras, comme autant de têtes de brontosaures, enfin la fanfare impériale attaqua l'hymne de l'Univers pour exalter les esprits.
C'est ainsi que prit fin la cérémonie pour la remise de son prix au poète Zintra, rien de plus ; alors il se sentit osciller sur les ondes suprêmes de la gloire, sensation divine disent ceux - et ils sont très rares - qui l'ont éprouvée.
Mais il se mêlait aussi à cette sensation la nausée de la grande chose espérée et obtenue, qui subitement se dégonfle comme un sac plein d'air, et il ne vous reste plus rien entre les doigts.
Suivi d'une escorte, il traversa la place du palais royal, encore des applaudissements çà et là, des déclics d'appareils photo, des jeunes filles qui se pressent autour de lui, le regard implorant, dans les seize-dix-sept ans, minces, désirables, et l'assaut de questions crétines et intellectuelles : "Mais quel est le sens caché de votre poème "Localité" ? Quel en est le substratum philosophique ? Et le message ? Parlez-nous de votre message ! Pensez-vous, maître, que seule l'humanité future sera en mesure de le recueillir ou bien croyez-vous que nous aussi ?..."
Et lui de répondre que bien sûr, que naturellement, mais certainement, tout en éprouvant le désir de les traiter à coups de pied dans le séant, mais il sourit pourtant et plaisante, flatté. La foule serrée des admirateurs le talonne, l'entraîne, il a l'impression de flotter au-dessus d'un fleuve électrique et heureux. Alors où allons-nous ? Cocktail-parties, banquets, conférences de presse, contrats pour des films, invitations chez la diva ? Oui, ce soir et puis demain, dans une succession sans fin de lumières, d'élégances, d'occasions, quelle barbe ! Oui mais en même temps quelle délicieuse flatterie du Moi.
Dino Buzzati