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"L'Autre Visage" de Christian Bobin, éditions Lettres Vives, coll. Entre quatre yeux, avril 1991, 68 pages, 79 F

Lesdites éditions étaient alors implantées au cœur de Paris (4 rue Beautreillis), c'était avant la disparition de Michel Camus qui a résidé à cette adresse jusqu'à sa mort fin janvier 2003.
Pour Christian Bobin, L'Autre Visage a été son troisième livre publié aux Lettres Vives, l'essentiel de son œuvre avait paru aux éditions Fata Morgana, la fameuse "fée Morgane" qui a vu éclore ou se confirmer tant de talents. Le 20 avril de cette année-là, le manuscrit de "Liberté" (Paul Eluard) étaient mis aux enchères à Drouot :

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emblème de toute mon adolescence où je découvrais que le poème peut durer bien au-delà de lui-même.
J'étais allé voir, toujours en cette année-là, Christian B. lire ses poèmes à la librairie José Corti (lui qui fut le résistant que l'on sait), nous étions si à l'étroit que j'avais dû me hisser jusqu'à la mezzanine. Un public nombreux, un journaliste lui reprochait déjà son angélisme, au poète, oubliant au passage de faire mention de ce mystère où puise continument la poésie, ce mystère passé à la trappe quelquefois par nos universitaires désireux de couler dans un moule logique ce qui les dépasse "un peu"... je vous laisse compléter.
En bref, voici le sixième chapitre de L'Autre visage (qui en compte dix), à lire dans un jeu continuel entre le "nous" - celui attaché à l'autre visage, fruit d'un monde imaginaire et rêvé tout à la fois - et le "vous" qui renvoie à l'état de notre monde, comme dévié de nos désirs premiers, de nos attentes laissées pour compte. Le "nous" étant somme toute un "vous" contrecarré :

 

 


LEGERETE EST NOTRE LOI.

La légèreté vous ne l'aimez ni dans la parole, ni dans le sang, ni dans rien. Partout vous la chassez d'un froncement de sourcils comme une vache balaye de sa queue une mouche importune.

Revenons aux choses sérieuses, dites-vous, revenons à ces choses qui, pour être sérieuses, ne peuvent être que sévères.

Pour la vérité vous avez la morale. Pour l'amour vous avez la raison. Pour le chant vous avez la cage. Pour toutes choses vous avez la pesanteur nécessaire, l'ombre suffisante.

La pesanteur est votre toit, la pesanteur est votre chaise.

Nous avons mis du temps, nous avons mis beaucoup de temps avant d'atteindre au plus léger.

Les berceaux nous ont appris - si peu de souffle, tant de fraîcheur.

Les tombes nous ont appris - tellement de marbre sur tant de vide.

Légèreté est notre dieu.

Nous sommes ici et notre dieu est là-bas. Chacun espérant que l'autre fera le chemin et personne ne bougeant. Nous regardons notre dieu, il nous regarde, chacun mesurant l'abîme qui le sépare de l'autre - un abîme si léger qu'un enfant le franchit à pieds joints.

Légèreté est notre larme.

Celui qui pleure chez nous a un chat sur cœur. Ce n'est pas lui qui pleure mais le chat - pénitent aux yeux d'or dans le couvent d'une ombre.

Légèreté est notre rire.

Celui qui rit chez nous a un oiseau sur le cœur. Ce n'est pas lui qui rit mais l'oiseau - portier de l'aube au trousseau de lumière.

Légèreté est notre âme.

Une femme que vous jugez légère, vous lui jetez des pierres. Chez nous cette femme aurait les faveurs que l'on accorde aux reines - à celles qui ne rendent compte d'elles-mêmes qu'au dieu souriant dans leur âme simple.

Légèreté est notre école.

Nos enfants sont nos guides. Ils nous précèdent dans le jour d'un pas léger, et c'est merveille de les voir : la danse de l'enfant est le soleil du père.

Légèreté est notre songe.

Nos rêveurs sont somnambules. Ils vont à pas d'oiseau sur la pensée. Trouvent-ils une vérité, ils éclatent de rire.

Car chez nous rien de profond qui ne soit comme de l'air, rien de juste qui ne soit comme du vent - léger, léger, léger.


Christian Bobin

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