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"Lacunes" : Paul Valet, éditions Mercure de France, 25 mai 1960, 80 pages, 4,80 F

On connaît plus ou moins bien selon, la vie tourmentée du poète Paul Valet, pseudonyme de Georges Schwartz. Médecin des pauvres dans une banlieue déshéritée, il soignait le plus souvent à l'œil les clochards, les immigrés, les artistes, les marginaux qui n'avaient pas accès aux soins remboursés par la Sécurité sociale.
Né à Moscou vers 1905 d'une mère polonaise et d'un père ukrainien, il débuta dans la vie comme pianiste et n'entreprit des études de médecine qu'après que ses parents se fussent installés en France (1924). Au Quartier latin, chez les artistes, il travaillait tout aussi gratuitement, apportant même les médicaments nécessaires, échantillons offerts par les laboratoires ou payés de sa poche. Poète durant ses rares heures de loisir, il ciselait des vers mélancoliques ou révoltés qu'appréciaient ses amis surréalistes en particulier Henri Michaux et Robert Desnos, sans oublier Henri Thomas. Il traduisit aussi du russe
Seize poèmesde Joseph Brodsky, éditions Les Lettres nouvelles, 1964 et Requiem, d'Anna Akhmatova, éditions de Minuit, 1966. 
Paul Valet, paladin solitaire, ascète du Non, connaîtra l'horreur des hôpitaux psychiatriques avant de s'éteindre en février 1987, à Vitry.

Comme il a été mentionné, le milieu artiste ne lui était pas étranger, il connut par exemple Henry Espinouze, qui devait peindre dans une salle commune de l'hôpital Broussais un admirable portrait de son ami Paul Valet, lui qui l'avait fait hospitaliser pour soigner sa cirrhose, sauvant ainsi le peintre. C'est le plasticien Marek Swarc qui a orné d'un dessin son premier livre, paru en janvier 1948, Pointes de feu (éd. Horizons). Il se lia avec Jean Dubuffet, qui entretint avec le poète une correspondance encore inédite.

Le livre que j'ai entre les mains, Lacunes, a été dédicacé au "grand Maître du blanc", Jean-Jacques Saignes (ainsi qualifié par Geneviève Bonnefoi), un peintre aujourd'hui nonagénaire. Une dédicace très sobre, qui répond au jansénisme des poèmes de Paul Valet : ici une suite de distiques ou tercets, porteurs d'aphorismes dépouillés à l'extrême.
En page de garde donc, à l'encre noire du stylo plume : "Remis à Jean-Jacques Saignes, le 25 juin 1960", suivi de ses initiales : "G. S". Pas de formule de politesse. Soit un mois tout rond après la sortie du livre.
Le recueil est composé d'un avant-dire (à lire plus bas), suivi de quatre chapitres : "Espaces vagabonds", "Revenir de loin", La marche du poète", "Amos".
Voici des extraits de la deuxième section :

 

 


Avec des poèmes élagués comme des béquilles, traverser d'un bout à l'autre le terrain vague encombré d'horloges fortifiées, de cloisons mentales, d'esquilles d'âges, de regards croulants et d'idées barbelées, pour déboucher hors de soi, tel un somnambule vigilant, en plein cœur des lacunes.

 

Revenir de loin


          Je reviens à moi
          Savoir d'où je viens

 

          Il faut des siècles d'échos
          Pour un mot rescapé

 

          Le poème explose en silence
          Et détone dans le temps

 

          Le temps aime traîner
          Dans l'espace

 

          Le passé a des yeux fixes
          Et des lèvres mouvantes

 

          L'âge des arbres
          Est scellé dans leurs bagues

 

          A travers le taillis de mes cils
          Je vois des chasseurs d'autrefois
          Armés d'arcs-en-ciel

 

          Les mots en liberté
          Redeviennent sauvages

 

          Dans mes alpages bleus-muets
          Paissent des animaux rares
          Et des mots transparents

 

          A l'abri des paroles
          Mes pensées ennemies jouent
          Et grandissent côte à côte

 

          Le demi-jour qui m'habite
          Me protège du grand jour

 

          Je suis loin de moi
          Quand j'écris

 

          Au plus profond de l'oubli
          Ma sombre forêt de paroles
          Abrite une clairière indicible

 

          L'immémorial silence
          Bourdonne dans mes oreilles

 

          Chaque homme 
          Est comblé de lacunes

 

          Habiter les oublis
          En couleurs

 

          Caresser la patience
          Ce bon chien de garde

 

          Défense de toucher
          Au Regard sans remparts

 

          Revenir dans sa tour
          Sans heurter l'ivoire


Paul Valet

 

 

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