Journal du 21 octobre 2025, Daniel Martinez
Je savais que le Douanier Rousseau avait été incarcéré à la prison de la Santé (d'actualité au jour d'aujourd'hui), qu'il avait participé à la campagne du Mexique, un Etat passé pour quelques années sous la tutelle française, mais pas qu'il fut à la marge sculpteur : il ne réalisa qu'une seule et unique sculpture, à patine brun nuancé, qui représentait Le Baron Daumesnil, un général napoléonien amputé après Wagram et valeureux gouverneur du fort de Vincennes, défendant les lieux contre l'armée austro-russo-prussienne en 1814. "Jambe de bois" déclara n'accepter de se "rendre aux vainqueurs que s'ils lui restituaient sa vraie jambe". Soit.
Il y a, dans l'air, de l'indestructible. Qu'ils partent pour longtemps, qu'ils déménagent ou qu'ils meurent, les êtres humains laissent "quelque chose" dans les lieux qu'ils ont occupés ou dans l'intime sphère des choses qui leur ont appartenu. Pour avoir fréquenté à de multiples occasions des maisons ou des appartements vidés de leurs occupants, je crois pouvoir affirmer qu'une invisible présence reste bien là, pendant un temps que je ne saurais pas vraiment déterminer.
Sommes-nous, Mei et moi, les derniers romantiques ? Ni la géographie, ni l'histoire n'expliquent ce clivage social entre le matérialisme ambiant (propulsé par le numérique et l'intelligence artificielle) et celles et ceux qui continuent de croire comme nous que l'on ne conquiert le cœur de l'autre que par la reconnaissance réciproque de son infinie faiblesse devant ce qui n'a pas de nom, le coup d'archet qui fait surgir paysages et visages dans un même tableau, celui de la vie, sa métaphore pure.
Il y a, dans le monde que nous devons affronter, vaille que vaille, quelque chose qui tient du complot contre l'intelligence. Francis Jammes parlait lui, dans une lettre en date du 26 février 1907, du "goût de ce fiel que fabriquent les frelons de ma ruche." J'y vois l'image d'une vérité travestie de manière permanente, qui déchire et la route et la mémoire d'une humanité sur le point de non-retour. Les optimistes de nature voudront bien me pardonner : tu voudrais bien leur prêter tes yeux, ils ne sauraient qu'en faire.
Les éditions de La Plume d'Or se tenaient place de l'Ancien Temple à Dieulefit où Wols fut un temps réfugié clandestin pendant la Deuxième Guerre mondiale (sa Grenade bleue au musée Pompidou m'a toujours fait rêver, j'y vois le fruit de mon enfance, servi en dessert, que l'on accommodait avec quelques larmes de rosé et du sucre de canne). Depuis le 1er juin 2012, cette maison a rallié les rangs des éditeurs du Québec, à Montréal. Je l'ai découverte par hasard, via un signet orné d'une calligraphie japonaise intitulée Poissons, avec en sa partie haute un idéogramme peint à l'encre de Chine. Les Japonais, ce que chacun sait, ont tout ou presque emprunté à la calligraphie chinoise. Ainsi va.
Tu te parles à toi même car c'est une voie plus aisée que le silence. Face à la mort de T*, son "voyage" ici-bas, jalonné de points moins lumineux qu'obscurs. Tu as senti les larmes te monter aux yeux en écoutant son père B*, t'en parler au téléphone, de sa disparition soudaine... La pièce, froide et vide à présent, semble émettre une sorte de rumeur, très douce, un peu comme celle inscrite par la mer dans le coquillage, en mémoire. Le besoin d'en parler, maladroitement, une façon de se reconnaître en vie, qui sait ? Mais les mots seront toujours insuffisants.
Cette harmonie entre vie intérieure et nature extérieure dont Goethe faisait l'éloge est-elle bien à propos ? Dans son Faust, traduit par Gérard de Nerval et illustré par Eugène Delacroix (excusez du peu), j'y lis, dans la bouche du diable exactement : "hélas ! le corps n'a point d'ailes pour accompagner le vol rapide de l'esprit !" Mais au fait, la nature n'est-elle pas constituante à part entière de notre vie intérieure ? Façon de battre en brèche l'opposition contemporaine entre nature et culture, qui font les choux gras des philosophes en herbe. Car l'esprit se nourrit du corps, et la seule différence entre les deux composantes réside dans le fait que le corps ne peut pas en être conscient ou faire retour sur lui-même. L'âme de surcroît donne une dimension à l'esprit qui ne saurait contrefaire une loi implicite de la continuité, où inspiration et spiritualité naîtraient de concert d'une respiration toute corporelle, pour le coup sans entraves.
Jusqu'à la dernière minute, tout peut changer le cours des choses. Et il est dérisoire qu'il faille tenir pour responsable la destinée quand le nouveau jamais ne se décrète, mais se conquiert, au rythme que nous lui imprimons. Et là, force est de constater que le passage à l'accompli suit la seconde où le filet d'eau avance avant de se faire rivière. Le difficile est de retenir le moment où il hésite, tremble et contient alors tous les possibles. Le monde recommence ainsi, non pour retrouver son image, mais pour perdre pied et ménager le point d'insertion où le réel offre un choix de pistes, dont une seule émergera du lot.
Chaque matin, je demande au monde d'être à la hauteur de mes exigences, une sorte de pari sur l'à venir, toujours déçu. Avec, pour adjuvant, le café qui me propulse en des terres inespérées, m'engage à respirer, non pas des parfums rares ni mes propres remugles, mais l'air qui vient de plus haut que moi, qui dilate la poitrine, le porteur d'ombre et de lumière. On dirait alors que les vitraux chantent. Conçu comme un rêve de l'univers, l'homme brûle de faire ses preuves, mais n'y parvient pas (loin de là). Et ce sont là, quand même nous n'en serions pas conscients, les grands thèmes de l'histoire et de la vie. Quête sans fin, celle de nos souhaits les plus chers confondue avec une architecture végétale, ses petites têtes chercheuses lancées dans le Vaste, perdues tout aussi bien.
