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  • Journal du 14 octobre 2025, de Daniel Martinez

    Et quoi que je veuille, je ne peux rester ainsi à souhaiter retrouver l'image même de sa présence, dans le fond du restaurant aux samovars de cuivre luisant, ni la lumière si particulière émanant de la grande rue transversale, qui mettait des couleurs de métal sur la gare suspendue.
    La moitié de la ville est plutôt singulière, vue d'ici. Avec, dans l'air hivernal, un vent qui anime une voûte de flocons blancs. Celle qui était venue là avait seulement posé la main sur le bord du siège capitonné sans un mot, s'était assise en retrait, sans que de profil on la voie : je devinais néanmoins quel était son nom quand une serveuse approcha, un ruban blanc dans les cheveux, pour nous demander ce que nous prendrions.

     

    C'est un peu de poésie que je parle, de l'effet de surprise annonçant sa bienvenue. Celle-là le regarde avec des yeux qu'on ne peut pas rencontrer, assise de côté et maintenant à demi tournée, son manteau étroit s'entr'ouvrant à présent et les pans rejetés de côté en même temps que les cheveux d'un brun jais, la jupe plus étroite encore, et plissée horizontalement par la station assise. A dire vrai, on écrit bien qu'en position assise, n'est-ce pas ? Plus après, me fixant : "Que faites-vous ce soir ?"

     

    Comment dire ? Une conversation intéressante hier en soirée avec P*. A propos de ma remarque, dans une page de mon Journal publié dans le numéro 94 de Diérèse, soit : "Exit Rousseau." C'est un peu rapide comme jugement sur ce qu'a pu consigner par écrit cet honnête homme, je le concède... et volontiers provocateur. Mais l'état d'innocence originel, le mythe du bon sauvage sous la lunette rousseauiste a le don de me faire sourire. Est-ce que c'est donc vraiment selon ses dires la propriété (sans même se référer aux injonctions bibliques) qui a perverti l'homme, ou bien son usage ?


    Je n'ai qu'à regarder faire nos deux filles, préadolescentes : elles partagent bien sûr un certain nombre de petites choses mais sont très attachées à tel ou tel objet qui appartient exclusivement à l'une et pas à l'autre, entraînant pour la contrevenante cris et grincements de dents. Car ce n'est pas la valeur intrinsèque du bien qui entre en ligne de compte, mais l'attachement affectif qui lui est porté. L'affect est premier, la notion de propriété, est elle ancrée dans notre vécu. Son exploitation sociale, dans son intransigeance, a conduit aux dérives que l'on sait... et qui n'en finissent pas de nous pourrir l'existence, au nom de ceci ou de cela.

     

    Si l'histoire de l'humanité est aussi vile quand on la regarde de près, c'est bien que présupposer un homme naturellement bon est une erreur ; tout comme de le présupposer naturellement mauvais. Le culte viriliste qui a traversé les époques y répondrait, peut-être généré lui-même par une nature qui fut d'abord hostile avant que l'être humain prétende la dominer, ce qui est également faux. Alors : d'où vient, provient la sauvagerie humaine ? La réponse me semble aller de soi : de nos origines sauvages, la culture ayant apposé un vernis que l'on dira faute de mieux civilisationnel. La perversion de l'homme par la notion de propriété telle que l'envisage Rousseau n'est en fait que l'un des artéfacts de notre condition terrestre, non répréhensible en soi. Voltaire ne s'en est-il pas amusé ?

     

    Au-dessus de mon bureau, un autoportrait de Johnny Friedlaender (1912-1992) dans un encadrement de fortune, avec quelques petites taches de café (le "café inspirateur" balzacien) qui sont le fait du plasticien lui-même. Cette œuvre me fut donnée par sa veuve, qui m'a conté par le menu son histoire. Insistant particulièrement sur ceux qu'il devait rencontrer, pendant le deuxième conflit mondial, au café Le Brûleur de Loups à Marseille, dans le vieux port. Gotthard Joachim Friedlaender, de son vrai nom, y croisa donc des réfugiés, des artistes et intellectuels, parmi lesquels Paul Eluard, Marc Chagall, André Breton et Arthur Adamov.


    Ce dessin préparatoire à la mine de plomb maintenant "mien" se trouvait à l'origine sur le plan de travail de Johnny, sous un verre protecteur qui couvrait la surface du meuble en son entier. Il orne à présent l'angle extérieur de ma bibliothèque, juste au-dessus de mon ordinateur portable et nous nous regardons, lui et moi, de temps à autre. J'y puise mon courage à écrire, comme lui, en son temps, pour ses gravures, ce que son travail obstiné lui permettait de réaliser. Je crois que demeurent des atomes, des particules de son moi logés derrière cette buée d'être, toujours rayonnante, même dans les jours les plus sombres. Une main, la droite qui compose, soutient la tête, son regard est fixe, presque nocturne, tout son espace bouge avec lui. Une eau des limbes qui tient ses sens encore éveillés, exclusa aqua.


    Daniel Martinez

  • "Quiproquo", de Philippe Delerm, une nouvelle publiée à petit tirage en juin 1999, 48 pages (pni)

    Vous avez sans doute lu ou entendu parler du livre de Philippe Delerm : L'extase du selfie et autres gestes qui nous disent, paru au Seuil en septembre 2019. Comme de son premier succès de librairie, édité en 1997 et vendu à 800 000 exemplaires : La première gorgé de bière..., traduit en vingt langues, qui fut découvert par le regretté Gérard Bourgadier, chargé de la collection L'Arpenteur, chez Gallimard.
    Amoureux de la vie, ce qui me le rend a priori sympathique, Philippe Delerm s'est fait une spécialité : décrire en prose mais avec poésie les petits instants qui font le sel de l'existence. Mais l'auteur est également fan de sport, comme le prouvent ses nombreuses interventions comme consultant lors des grandes compétitions d'athlétisme à la télévision. Cette passion, on la sent débordante dans chaque page de La tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives. Un ouvrage paru en 2007 dont la recette est diablement efficace : deux pages, trois maximum pour décrire une émotion sportive. On se balade de discipline en discipline ; de champions en champions ; de gestes en gestes...

    Des extraits choisis pour vous dans un opuscule de Philippe Delerm, peu connu et c'est bien dommage, publié juste avant Le Portique, icelui aux éditions du Rocher, en 1999. Quiproquo est le nom d'un café-théâtre. Point de départ : un journaliste du Nord de la France part en reportage dans le Sud-Ouest, à bord d'un vieux car jaune pâle à destination de Beaumont-de-Lomagne, emprunté pour le coup à Agen, pour se poser finalement à Camparoles. Le reporter va alors peu à peu se laisser gagner par une torpeur ouatée, par "la lumière de la brique rose, le vert profond des pins et des cyprès, le vert pâle des peupliers". Quand, soudain, sur cette tendre scène bucolique, le Quiproquo Théâtre va poser ses tréteaux. L'homme de plume va endosser un nouveau rôle, saltimbanque, et découvrir derrière les masques la tragi-comédie de la vie.

    Voici :

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