Jean-Guy Soumy est né à Guéret (Creuse), le premier juin 1952. Il a étudié la physique et les mathématiques à l'université de Limoges, puis a enseigné les mathématiques à l'I.U.F.M. du Limousin, à Limoges. Il vit aujourd'hui près de Bourganeuf, en région Nouvelle-Aquitaine.
Il est l'auteur de la trilogie "Les Moissons délaissées", dont le 1er tome a paru en octobre 1992, celui-là même dont je vous livrerai plus bas quelques extraits, mais aussi co-auteur d'ouvrages de mathématiques parus dans la collection "Vivre les mathématiques" chez l'éditeur Armand Colin. Jean-Guy Soumy appartient à l'École de Brive, nom donné à un courant contemporain du roman de terroir.
C'est l'histoire d'un homme et d'une famille que nous retrace Les moissons délaissées, roman chargé d'événements et de péripéties, qui restitue avec fidélité le monde rural du Second Empire et le Paris de Haussmann et de Garnier. Plus encore, Jean-Guy Soumy rend vie à un moment mal connu de notre passé et redonne voix au pays creusois. C'est en mars 1860, dans le petit village de Couteilles, au sud de Guéret, que le jeune François Ribière, pour la première fois, s'apprête à grossir la troupe de ceux qui partent "limousiner" - entendons par là qui s'en vont, à pied ou à cheval, rejoindre Paris afin de travailler, comme apprentis puis comme maçons, dans les gigantesques chantiers que le Second Empire y a ouverts. Il abandonne donc les siens tout comme les figures aimées et troque un environnement champêtre contre un cadre citadin, se fortifiant l'âme au contact des républicains qui s'opposent à l'Empereur Napoléon III, surnommé Badinguet par les républicains (du nom de l'ouvrier qui lui avait prêté ses habits lorsqu'il s'évada du fort de Ham, en 1846).
J'ai choisi pour les lecteurs du blog (qui me pardonneront d'être resté silencieux pendant le temps de la mise au net du numéro 94 de Diérèse) un extrait du quatrième chapitre (d'un livre qui en compte neuf) intitulé "L'hiver aux Couteilles".
François s'était couvert chaudement. Il avait enfilé deux gilets l'un sur l'autre, sous une veste épaisse que sa mère avait faite avec la laine de ses brebis. Lorsqu'il avait ouvert la porte, une volée de flocons avait étoilé ses épaules, se posant sur ses joues comme des larmes.
Rapidement, il était sorti des Couteilles et le commun des châtaigniers lui avait apporté le répit d'un couvert. Comme il avait marché d'une traite, il s'était arrêté pour reprendre son souffle. Sous la neige, les Couteilles étaient frappées d'ensorcellement. On n'entendait même pas le râle des animaux qui s'ennuient à l'étable ou des chiens qui jappent avec insistance dès que la neige brouille les traces. En repartant vers Sardent, il aperçut les silhouettes de Joséphine et d'Alexandre qui raccompagnaient Louise chez elle.
François gagna péniblement la route de Sardent-Pontarion. La chaussée disparaissait sous la neige. Il avait levé le nez vers la neige sans pouvoir distinguer le soleil. A l'oreille, il retrouva le chant du ruisseau de Vauve qui froissait la glace sous les congères. Il marchait d'un pas profond, s'enferrant dans la neige comme les malheureux chevaux qui tirent les charrois de pierre dans les boues des chantiers de bord de Seine.
Il mit plus d'une heure et demie pour arriver en vue de Sardent. Le gros bourg, rassemblé autour de son église au clocher étroit, dormait d'un sommeil maléfique. La rue principale était déserte. Des broderies de givre pendaient aux fenêtres. Seule, la vitre de la boulangerie ruisselait de la chaleur du four. François était exténué. La neige montait à mi-cuisse et il ne sentait plus ses pieds dans ses galoches.
L'épouse du docteur Villevet, une femme d'une cinquantaine d'années au chignon blond tressé haut derrière la nuque, lui avait servi à la cuisine une soupe brûlante. Pendant ce temps, le domestique était allé à l'écurie seller le cheval et le docteur, enroulé dans une pèlerine qu'il avait jetée sur une veste d'affût, le chapeau enfoncé jusqu'aux oreilles et retenu par une écharpe de laine, avait pris sa mallette et s'était mis en route sans un mot de protestation.
Ils avaient traversé Sardent comme des fantômes, François tenant le cheval par la bride et le docteur dodelinant sa grosse silhouette striée par les flocons. Dès les dernières maisons, François avait remarqué que la trace de ses pas était effacée et qu'il faudrait toute son attention pour retrouver le chemin des Couteilles. Il chercha un vol de corbeaux qu'il vit tournoyer en direction de l'ouest. Mais les oiseaux avaient disparu.
Il prit par la forêt dans laquelle s'enfonçait la route de Pontarion. Les hêtres clairs tiraient leurs fûts zébrés par l'écume du ciel. Le cheval, la tête à hauteur du visage de François, se laissait guider en soufflant une haleine de givre. La glace avait pris dans les poils qui entouraient ses naseaux et les flocons sur son chanfrein fondaient en une marque argentée. A tout instant le jeune homme cherchait des repères. Il vit un tronc éventré qui donnait naissance à deux rejets formant une fourche. Il essaya de se convaincre qu'il était passé par là et continua, accroché aux brides du cheval.
Le docteur Villevet ne desserrait pas les dents. L'homme avait l'habitude de ces sorties quand l'hiver foudroie le pays et que seuls les paysans aguerris se risquent à travers la campagne. Le vieil homme ne redoutait guère de se perdre. S'il avait dû mourir dans quelque chemin creux, cela se serait produit depuis longtemps. Et puis, François lui inspirait confiance.
Au sortir de la faculté de Clermont, il avait effectué ici son premier remplacement. Il ne se doutait pas alors que trente ans plus tard, il continuerait à sortir par tous les temps pour guérir les malheureux qui n'avaient recours à ses services qu'aux dernières extrémités. Et encore, lui fallait-il compter sur la concurrence des rebouteux, guérisseurs, jauvents, mages, meneurs de loups et autres devins. Mais finalement, le docteur Villevet en faisait son affaire. Avec l'âge, il les considérait avec amusement comme des sortes de confrères, peu intéressés, et qui au fond en savaient parfois bien plus que certains de ses éminents collègues de la faculté. A plusieurs reprises, il avait admiré l'habileté de rebouteux au tour de main fort enviable. Et puis seul le résultat comptait ! Au fond, l'idée du docteur Villevet était qu'il ne servait à rien de prendre les paysans de front à propos de leurs croyances. S'ils continuaient à faire sucer leurs doigts par une grenouille quand ils étaient atteints d'un panaris ou à servir à dîner un rat d'eau aux enfants énurétiques, quel mal y avait-il ? A tout prendre, cela leur apportait au moins quelque consolation. Que de fois, appelé en toute urgence pour une hémorragie, avait-il constaté que son patient n'avait dû le salut qu'à un emplâtre de toiles d'araignées appliqué sur la plaie ? Non, sur les petits maux, le docteur voulait bien passer. D'ailleurs, il n'avait pas le choix.
Avant de s'installer définitivement ici, il avait exercé trois ans au service de médecine coloniale d'Afrique noire occidentale. Là-bas, à quelques détails près il avait éprouvé le même sentiment d'impuissance devant les pratiques indigènes. "Toutes les pharmacopées doivent se ressembler quelque part lorsque la Lumière de la Raison et de la Science n'a pas éclairé suffisamment les esprits", songeait le vieux philosophe bien trempé d'humanisme.
Quand il se retournait sur son passé, le docteur Villevet était conscient d'avoir connu deux événements décisifs qui s'étaient traduits par un bonheur intense. Le reste n'avait été qu'une mise en cohérence entre deux éclairs. Le premier s'était produit quand la jeune et jolie Mathilde de Lalande, fille unique et aimée du vieux docteur Victorien de Lalande, avait répondu "oui" à sa demande en mariage. Chaque minute de ce jour-là restait parfaitement en mémoire du vieil homme. Il avait décidé de le mettre hors de portée du temps comme on place dans une argentière les menus objets dérisoires si chargés de sentiments et qu'on ne veut pas voir se voiler de poussière. Le vieux docteur de Lalande, qui tout au long de sa carrière n'avait guère fait plus de mal à ses malades que ses concurrents magiciens, avait fini par laisser à son gendre l'amour de sa fille ainsi que sa clientèle, fort disséminée mais magnifiquement malheureuse. Le docteur Villeret avait vu là un appel de son destin et s'était engagé corps et biens dans l'affection pour sa femme que trente années plus tard il chérissait comme au premier jour et dans le soulagement de cette infinité de misères qui s'ouvrait devant lui. Le pressentiment du jeune docteur avait été le bon : l'amour de son épouse comme le dénuement des populations qu'il s'était donné pour mission de soigner étaient tous deux de nature inépuisable.
Le second événement qui avait illuminé la vie de cet homme juste avait eu lieu le 4 mars 1848. C'était en effet ce jour-là que les esprits les plus éclairés de la nation, au sein d'un gouvernement provisoire, avaient proclamé l'abolition de l'esclavage. Le docteur Villevet en avait été remué profondément. Pour avoir observé les méfaits du marchandage des hommes sur les rives africaines, il avait la conviction qu'aucun trafic n'était plus insupportable. Le soir où il avait appris la nouvelle, il avait interrompu tôt ses consultations et avait dégusté une fine en tête-à-tête avec Mathilde. La victoire de Victor Schoelcher, grand libéral philanthrope auquel Edmond Villevet portait une admiration sans borne, brillait dans le verre qu'il tendit à son épouse. Les beaux yeux noirs de Mathilde exerçaient la fascination des côtes d'une Afrique enfin libérée.
Lorsqu'il retrouva la trace blanchâtre du petit étang de la Genête, François reprit courage. Le plan d'eau était couvert de glace. Il distingua la motte sur la terre de Lou Jassou. A l'extrémité de son pré, ils l'aperçurent qui fauchait les roseaux prisonniers de l'eau gelée et dont les tiges ne fuyaient pas le tranchant de son fauchou.
- Bonjour confrère ! lança aimablement le docteur Villevet en portant la main à son chapeau.
Lou Jassou se retourna. Quand il reconnut la silhouette du docteur, il retira son bonnet et articula cérémonieusement :
- Bonjour, docteur Villevet.
Ils parvinrent aux maisons de la Genête. La dernière fois qu'il était passé par là, François était avec son père, une poule sous le bras. Il pensa au docteur Villevet, le vrai médecin, et eut un moment de honte. Ils traversèrent le village désert. Dans les étables, les bêtes étaient silencieuses. Seule la fumée qui sortait des trois chaumes laissait imaginer une vie groupée autour de l'âtre et qui attendait dans la langueur d'un jour frappé d'immobilité.
Jean-Guy Soumy