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"Le trottoir au soleil", Philippe Delerm aux éditions Gallimard, novembre 2010, 192 pages, 14,90 €

Celui qui m'a parlé avec le plus d'enthousiasme de Philippe Delerm fut en son temps Gérard Bourgadier - l'un de ses tout premiers éditeurs -, que j'ai eu la chance de pouvoir rencontrer dans les années 2010 à son domicile parisien du treizième arrondissement. Il s'agissait dans ses propos d'alors de "La première gorgée de bière...", un livre de Ph. Delerm qui s'est fort bien vendu et dont l'éditeur était fier. Comme de Louis Calaferte, au passage, avec la publication du sulfureux "La Mécanique des femmes", recueil qui se verrait probablement refuser les portes de l'édition aujourd'hui. 
... Dans le livre qui nous intéresse, composé de soixante-et-un courts récits, le plaisir d'écriture de l'auteur est toujours communicatif, il emprunte la voie d'une joie de vivre qui n'est pas béate pour autant (car il n'existe pas de "recette du bonheur") et sait se départir de tout effet de style, empruntant parfois au langage parlé. Ce sont bien de ces "instants suspendus" dont nous entretient l'écrivain, faits d'une observation méticuleuse de son environnement, humain ou autre : fleurs, fruits, villes... y sont même évoqués "Les avions de Virginia Wolf" (!), autant dire que la poésie s'en mêle, qui participe d'une sorte de chasse aux trésors, insatiable.
Les extraits choisis ci-après, d'un conte sans titre, se rapportent à la capitale, un motif "incontournable" diront certains, que Philippe Delerm traite avec l'humour qu'on lui connaît. Un regard aiguisé, celui d'un homme que l'on ne sent pas trop attaché à la condition citadine. Mais c'est une autre question.
                                                                    Voici plutôt :

 

 

 

Il y a les regardants, les regardés. Et puis il y a les actifs. Ceux-là, on ne les envie pas. Ils passent dans la rue, mais ils sont ailleurs. Souvent, à grands gestes véhéments, tout en parlant dans leur téléphone portable, en train de régler des problèmes de projets, de rendez-vous. Est-ce que le décor traversé s’imprime tant soit peu dans leur élan ? En tout cas, les tilleuls du boulevard Raspail doivent s’y confondre avec le stress de la réunion différée. Pour les manuels, c’est différent. C’est dur, bien sûr, pour le gars qui décharge les barils de bière, à l’angle du café. Mais on ne peut se défendre de l’idée que son rapport avec le patron du bar est vivant, à défaut de devenir chaleureux. Il y a cette phrase qu’il jette à la serveuse, à la volée, tiens, c’est toujours toi la plus belle. Ça ne tire pas à conséquence. Il n’a même pas enlevé ses gants, déjà il remonte dans son camion. Les actifs ne sont pas sérieusement familiers. Ils ont des droits collatéraux, le devoir les mène. 
    Il y a les regardés. Dérisoires souvent, mais héroïques. Ils ont choisi la perfection. Pas de rémission. Ça peut être une fille très sophistiquée, incroyablement mince, escarpins-mules à hauts talons, jean serré, tee-shirt noir, motif argenté. Coiffure invraisemblable, un grand nœud rouge comme un éventail dans ses cheveux gaufrés. Son regard extatique est noyé dans le vide, droit devant. Tout dans sa silhouette, son maintien, son apprêt, tout est fait pour qu’on la contemple, la suive un peu des yeux. Mais elle ne peut s’en assurer sans déchoir. Le moindre coup d’œil oblique vers ceux qui sont censés la remarquer, l’admirer, serait un aveu de défaite. Étrange code. Elle veut qu’on la voie. Mais elle n’a pas le droit de voir qu’on la voit. Une tension un peu absurde règne sur le trottoir dans cette mise en scène. En dépit des apparences, le projet du jogger qui la croise n’est pas très différent. Il court en pleine ville, très vite, sans aucun essoufflement manifeste. Si la sensation purement sportive était son seul but, il n’éprouverait pas le besoin d’exercer son art au milieu des passants - il y a tant de bois, de parcs ouverts à l’effort anonyme. Mais lui aussi vit son talent dans les yeux des autres, qu’il frôle pour mieux les esquiver, concentré, impérial, si vélocement délié. 
    Est-ce qu’on envie ceux qu’on admire ? Un peu, bien sûr - cela serait si triste pour eux s’ils ne nous faisaient tourner la tête. Mais le statut délicieux n’est pas celui d’actif ou de regardé. Pour connaître le vrai plaisir de la rue, mieux vaut faire partie des regardants. À l’ombre, ou au soleil. Couleur muraille. Disparaître. Il y a plein d’endroits pour ça, des bancs, les marches. La terrasse des cafés reste un endroit privilégié. Un peu d’âge aide bien. On ne fait plus partie du jeu sexuel, on ne suscite pas encore la pitié, on n’embête plus l’espace avec la virtualité du désir. Alors on peut se fondre, et on devient. 
    Devenir ce couple qui se tient par la main. Il n’est pas très beau, mais nettement plus jeune qu’elle. Près de dix ans peut-être. Elle a un visage attachant, un peu marqué. Elle s’est maquillée avec soin. Lui, veste sur l’épaule, parle tout seul, évoque sans doute une promotion professionnelle. Elle le regarde, mais on sent qu’elle ne l’écoute pas vraiment. Elle sourit à la situation, marche avec lui en le regardant parler. Il y a du bonheur dans son expression, de la douceur fatiguée aussi, comme si elle n’était pas tout à fait sûre, comme si c’était important de saluer l’instant, après tout, peut-être que la vie me doit bien ça. On pourrait lire sur ses lèvres : profitons de l’instant présent, mais tout dans sa démarche dit l’inverse, les blessures anciennes. Elle se souvient de ce poème qu’elle avait appris au lycée, comme la vie est lente et comme l’espérance est violente...


Philippe  Delerm

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