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"L'Inventaire - 104 objets apprivoisés" : dessins de Philippe, préface d'Eugène Ionesco, éditions Denoël, 80 pages, 5 novembre 1965, 5,15 F

Dans ce livre, peu cité dans la bibliographie de Ionesco, livre (rare) écrit en même temps que paraissait sa pièce de théâtre "Pour préparer un œuf dur", l'auteur nous fait part de sa conception de l'humour. Dramaturge, essayiste, romancier, conférencier, Ionesco a su, par un retour constant sur lui-même et les pistes tracées par sa propre écriture, donner ainsi relief - par ses entretiens ou même ses préfaces - aux non-dits de ses textes, pour y trouver, retrouver de quelque manière, la clef spirituelle : celle qui ouvre les portes du préconscient afin de donner écho à la dynamique interne de ses pièces de théâtre. Un faible avoué pour Rhinocéros, qui colle si bien aux temps présents, faits d'aveuglement consenti.
La préface de ce recueil, Inventaire, vaut autant sinon plus que les dessins qui lui font suite, au nombre de 104 - un peu datés il est vrai, mais que l'auteur de La Cantatrice chauve a voulu honorer de sa plume pour le plaisir du geste, à partager avec le lecteur.

Voici :

 

 

 

L’humour véritable est sinistre, mélancolique, macabre, c’est-à-dire : noir. Il n’y a pas d’amour heureux, constate le poète ; il n’y a pas, non plus, d’humour heureux. L’humoriste est un moraliste amer, un pessimiste qui supporte la désolation avec gaieté. Tel est le paradoxe de l’humour. Pour l’humoriste, l’échec est une fatalité, donc incurable, - ce qui fait que l’on peut en prendre son parti avec une sorte de résignation. L’humour est l’expression du malheur sans la haine, le rire se substituant à la rancune ; sur le macabre se lève le soleil de la moquerie et de l'auto-moquerie, car la seule cruauté que se permet l’humoriste est celle qui se retourne contre lui-même, comme si bien l’exprime le revolver pour candidats au suicide imaginé par Philippe.

Le dessin en lui-même a moins d’importance, pour Philippe, que ce qu’il veut dire : le dessin est une histoire, en images, et l’image d’une situation. Philippe est donc, du moins dans ce recueil, un caricaturiste "avec morale", dans la ligne des grands caricaturistes, penseurs et critiques visuels, tel que, de nos jours, un Saul Steinberg chez qui l’on peut distinguer le fond et la forme ; comme dans un ouvrage fait de mots, le poème, le récit, la fable, le discours. Chez Philippe, c’est surtout le fond, c’est-à-dire l’idée ou le thème qui est le plus important. Les dessins de Philippe sont des symboles, non pas des symboles conventionnels, mais des symboles concrets, des symboles-images ; ils représentent, - comiquement et amèrement, c’est-à-dire humoristiquement, - l’impossibilité ; exemples : la chaussure à haut talon fixé au milieu de la semelle (si on chausse un tel soulier on tombe à la renverse) ; l’inhibition - qui est un autre aspect de l’impossible ; exemples : le tuyau de poêle qui retourne dans le poêle, comme si le poêle s’auto-asphyxiait ; les deux chaussures s’emboîtant l’une dans l’autre ; le tire-bouchon pour goulot inversé qui rentre dans la bouteille ; les ciseaux dont les branches sont nouées ; le lit conjugal, à deux versants, inutilisable ; le fauteuil dont le dossier enroulé sur lui-même couvre le siège, également inutilisable ; les béquilles enracinées et qui sont donc exactement le contraire de ce qu’elles doivent être pour servir ; la table qui s’écrase, qui tombe, pieds (et bras) écartés ; la table à trois pieds humains ; encore la table, comme le lit que nous avons déjà vu, à deux versants. L’impossible rend les choses, c’est-à-dire le monde, non seulement inutile mais dangereux et monstrueux : dangereux pour eux-mêmes, tel ce récepteur téléphonique, pendu, qui tire la langue et agonise ; dangereux pour nous, maléfiques objets assassins et farceurs : ainsi la brosse à dents plantée de dures molaires, ainsi cette cigarette cancéreuse sortie d’un paquet à cigarettes cancéreux, déformé.
Il y a aussi les ustensiles issus de cauchemars plus anodins : la théière à jambes (laides), la théière manche à balai, etc.

Nous n’allons pas énumérer tous ces dessins et tous ces objets, expression non seulement de l’impossible et de l’inhibition (dont l’exemple le plus parfait, comble de l’impossible, est le trombone sourd-muet) mais aussi de la malveillance et de l’hostilité du monde. Et que les objets nous soient hostiles cela semble bien paradoxal puisque nous les avons fabriqués nous-mêmes, apparemment pour qu’ils nous servent, et s’ils se retournent contre nous c’est bien que nous sommes nos propres ennemis et que les objets ne sont simplement que des instruments de notre autopunition ; ainsi, la guitare espagnole sert de prison au guitariste ; la bague de fiançailles coupe le doigt de la fiancée (ou sinon elle est un grave avertissement, aussi bien que l’image, une fois de plus, de l’impossibilité absolue) ; la scie coupeuse de chaussure coupe aussi le pied qui s’y est, étourdiment, installé.
Parfois, rarement, les objets de Philippe ne sont rien que loufoques, blagueurs (chasse d’eau-télévision, chaise percée à cœur ouvert, etc.) ; l’auteur a dû les concevoir dans ses moments uniques de sérénité. Le reste du temps, le reste des choses, le reste du monde, c’est la menace, c’est, plutôt, nous-mêmes qui sommes le danger pour nous-mêmes. Et cela est vrai, révélateur. C’est bien la psychologie de l’homme actuel qui se concrétise et se reflète, - ou qui se projette, qui donne forme aux objets insolites, graves, prophétiques de Philippe.
Le monde de Philippe, que l’on y soit ou non à l’aise, est bien un monde poétique, c’est-à-dire un monde vrai, dangereusement vrai, merveilleux ou sorcier ; un monde dont nous aurions pu et dont nous ne pouvons plus être les maîtres.


Eugène Ionesco

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