"La Femme ailée", de Izumi Kyôta, traduit du japonais par Dominique Danesin-Komiyama, éditions Philippe Piquier, 26/11/2003, 134 pages, 6 €
Deux récits fantastiques de Kyôka composent ce livre : "La Femme ailée" et "Le Camphrier". C'est l'année même où est adopté le calendrier grégorien, au tout début de l'ère Meiji que naît l'auteur, d'un père ciseleur et d'une mère qui rend l'âme alors que Kyôka (1873-1939) avait tout juste neuf ans.
En avril 1897 paraît La Femme ailée, dans le premier numéro d'une revue littéraire, Shinchogekkan. Intéressant à plus d'un titre, j'ai choisi de vous présenter ce récit car on y retrouve, reconfiguré et sublimé, le thème de la mère absente. Affleure ici une poésie où la nature porte en elle la racine des sentiments : c'est donc un chant de l'origine, en sa mémoire inversé. On peut rapprocher utilement ce conte de celui de Mo Yan, Carpe d'or (in Enfant de fer, éditions des arts et des lettres de Shangaï, 2000), où l'enfant-narrateur se voit conter par son grand-père l'histoire d'une jeune fille noyée dans le lac Qingcao, ramenée à la vie sous les traits d'une carpe dorée, dont les "nageoires et la queue ont le rouge vif des feuilles d'érable touchées par le givre."
Dans La Femme ailée, récit divisé en douze sections, le narrateur, Ren, est l'enfant sauvé de la noyade par "une femme... avec de grandes ailes de cinq couleurs, qui vit dans le ciel." Une femme que Ren tiré d'affaire recherche vainement, d'après les indications que lui donne sa mère, qui lui conseille tour à tour d'aller voir dans une volière, de se rendre au Bois des Pruniers, sur le Mont des Cerisiers, dans la Vallée des Pêchers et près de l'étang aux iris ayame... Certains indices laissent à penser que la nouvelle a pour cadre la ville natale de l'auteur, Kanazawa :
... Hélas ! Les iris, bas et serrés les uns contre les autres, ne présentaient que des feuilles vertes. Là aussi, je m’en souviens, je me rendis deux jours, peut-être bien trois jours de suite, à ce moment de la journée où la surface de l’eau devient sombre, mais je ne trouvai pas mon oiseau. Il y avait, par contre, une multitude de corbeaux. Et je me dis, en les voyant bavarder à grands cris - croah, croah ! - puis se calmer et disparaître, que s’ils disparaissaient, c’était parce qu’avec des ailes pareilles, ils avaient caché la lumière du soleil. C’étaient de grandes ailes, un plumage véritablement immense, mais ce n’était pas ça...
* * *
Le jour décline et les pruniers, distribués en lignes éparses, une là-bas, une ici, s’assombrissent de place en place. Bien que l’eau des rizières, parmi les branchages, soit morne et stagnante, quelque chose d’un blanc immaculé s’en détache - des hérons. Deux par-ci, trois par là… L’un d’entre eux, de ses pattes, tire, comme un fil, une traînée d’eau vers le ciel, à une hauteur de six shaku* peut-être. Mais on n’entend aucun son. Ce n’est pas cela non plus.
D’une seule voix, les grenouilles se mettent soudain à coasser. Le bois s’obscurcit. La montagne s’efface.
C’était à cette époque de l’année où la lune brille dans la soirée ; mais le ciel était nuageux et l’on ne distinguait même pas les étoiles. Tout, alentour, était lugubre, et la teinte de chaque chose terne comme la cendre, cependant que les grenouilles, elles, coassaient à plein gosier.
À la hauteur qu’atteint le regard, si on lève la tête, il y avait autrefois une fenêtre munie d’une balustrade rouge vermeil ; c’est là, raconte-t-on, que se trouvait la maison de ma mère… A la hauteur qu’atteint le regard, si on lève la tête, s’élevait donc cette fenêtre, munie d’une balustrade rouge vermeil ; si un visage y paraissait, ce serait le mien, étais-je là à songer, assis, rêveur, contre la clôture, à un endroit où celle-ci était écornée.
Chaque fois que je pars en quête de cette personne splendide qui a des ailes, les choses se passent bien tant qu’il fait jour et que mon esprit n’est pas fatigué, mais au-delà d’une certaine limite, lorsqu’il en vient à faire si tard, le cafard, invariablement, s’empare de moi. J’ai alors l’impression, comment dire ? de quitter les hommes, de m’éloigner du monde… Je me sens isolé, mélancolique, hésitant, je suis en proie à l’épouvante. Quelle sensation désagréable !
J’essaie de reprendre au plus vite le chemin de la maison ; mais une lourde torpeur me retient ; mes nerfs seuls sont à vif ; c’est alors que, malgré moi, un bâillement m’échappe. Ah, qu’est-ce… ?
Je viens d’ouvrir une bouche toute rouge !
Du moins est-ce mon impression, et je cède à la surprise.
À peine visibles, les branches des pruniers semblent tendre des mains. Je promène mon regard autour de moi ; il fait nuit noire… Qu’est-ce donc, cet appel qu’on entend au loin ? Ouh, ouh ! La voix en est limpide, et le son se répercute, pareil à un écho - Toug, toug… -, comme pour se diffuser jusqu’aux confins de la plaine…
C’est un cri d’oiseau, perceptible comme une voix lointaine ; le cri d’une chouette.
Pas d’une, non.
Elles sont sûrement deux, peut-être trois. Que me disent-elles ? Que veulent-elles me dire ? Comment ? Les oiseaux parlent ?! Je frissonne à cette idée, et tous les poils de mon corps se hérissent.
Jamais, non, je n’ai eu aussi peur que ce soir-là !
Les voix des grenouilles s’élèvent de plus belle ; leur nombre est maintenant prodigieux ; il y en a des centaines, que dis-je ? des milliers, qui sont là à coasser ; chacune de ces milliers de grenouilles a des yeux, une bouche, des pattes, un corps, et chacune est là, dans l’eau, à pousser son cri. Je tressaille à l’idée que chacune possède son cri. L’air s’est refroidi. Le vent s’est doucement levé et les arbres frémissants se balancent.
Les voix des grenouilles, elles, s’élèvent encore et encore. Incapable de tenir en place, j’esquisse un mouvement, avec d’infinies précautions. Mais mon corps ne répond pas normalement ; je ne parviens pas à me redresser et tombe à genoux, le pan de mon habit enroulé autour de mes pieds ; ma ceinture se relâche, mon col s’ouvre, et ma tête s’immobilise, nuque ployée. De vagues formes se dessinent, des...
Des yeux ! dois-je constater, de nouveau tout tremblant.
Lorsque, parcouru de tremblements, j’entrepris, très doucement, très délicatement, furtivement et poings serrés, d’ouvrir grand mes manches afin de voir mon corps, je poussai sans le savoir un "Ah !" strident. Jugez plutôt ! J’avais l’apparence d’un oiseau ! Quelle peur !
Si, à ce moment-là, ma mère, derrière moi, ne m’avait fermement enlacé dans ses bras, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi. Il était tard, elle était venue voir ce que je faisais… Je n’étais même plus capable de pleurer. "Maman !" soufflai-je, en m’agrippant fort, fort à son col, pour être sûr de ne pas la perdre ; et, levant les yeux vers elle, je vis son visage ; c’est à cet instant que je remarquai…
Ça en a tout l’air, oui. La splendide personne ailée, c’est ma mère, on dirait bien, oui… C’est fini, je n’irai plus à la volière. Ni dans cet endroit terrifiant, surtout ! Et en effet, je n’y suis plus retourné depuis.
Pourtant, j’ai beau la regarder, ma mère ne semble pas porter de magnifiques ailes de cinq couleurs… Peut-être que ce n’est pas elle, peut-être qu’il existe une autre personne comme elle - ce n’est pas très clair, et je continue à douter.
La pluie a cessé, le terrain de pierres doit être glissant, maintenant… Ma mère me dit ceci et cela, mais… Et si je faisais exprès de me cogner contre le singe et de tomber à nouveau dans la rivière ? Comme ça elle viendrait à nouveau me tirer de là… Comme j’aimerais la voir ! La jeune femme splendide qui a des ailes… Enfin, ça ira ! Puisque ma mère est là, puisque ma mère était là …
Izumi Kyôta
Traduit avec la participation de
Madame Arai Tomolo.
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* un peu moins de deux mètres (un shaku : 30,3 cm)