Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Une chambre conjecturale, poèmes ou proses de jeunesse par Paul Valéry", éditions Fata Morgana, 88 pages, 17 mars 1981, 1000 exemplaires

Peu connus des lecteurs, les écrits de jeunesse de Paul Valéry méritent pourtant l'attention, tant ils préfigurent l'œuvre future, déjà exigeants quant au style, préoccupation première de l'auteur de La Jeune Parque, dont les trente textes choisis sont bien des poèmes en prose, malgré la relative ambiguïté du titre. Le recueil "Une chambre conjecturale..." est ici préfacé par Agathe Rouart-Valéry, fille de l'écrivain qui précise que "ces adolescentes proses", antérieures à la "nuit de Gênes" "datent de 1888 à 189... ; l'auteur avait de dix-sept à vingt et peu d'années."
J'aime particulièrement dans ces textes cette façon qu'a Valéry de se qualifier : "Acrobatique poète, clown/
Je désire m'élancer d'un bond et sauter dans le vide bleu..." ; et qui, dans à peu près le même registre renvoie au poème "Clown" d'Henri Michaux, lui se voyant alors "vidé de l'abcès d'être quelqu'un" et concluant par "Je plongerai. / Sans bourse dans l'infini-esprit sous-jacent ouvert à tous..." (Peintures, 1939).

Voici :

 

 

 

 

L'ornement suprême


   Une eau transparente et phosphoreuse, une lueur d’un espace debout tremblante, qui se propage en frissonnant, une grande pâleur céleste, une eau où l’œil collé se noie dans l’amas de délirantes couches limpides, une droite danse de minces tempêtes troublées.
   Le mouvement élémentaire circule et la clarté vit de plus en plus dans les parties où elle se distribue.
   Une vacillation d’algues, puis des jeux en ronds se plaisent à venir jusqu’au bord, à la surface de miroir vieux. Les feux tournent dans leurs distances irrégulières et figurent un monstre central, une nébuleuse, un œil, un gouffre pâle ayant des rondeurs nouvelles. Des cheveux en fuient qui dessinent le courant rond, l’hélice. Le ciel s’est divisé, l’eau s’épure et bleuit, la formation brille et bouge au centre. Elle est différente de son atmosphère.
   Sa luminosité augmente, l’ombre d’autour aussi.
   C’est un rêve, un monde, une bête, une pensée, un événement, un sentiment irrésistible qui se dégage, vire, grossit, éclaire et se meut avec l’éclair de ses lois jusqu’à mourir en mille autres parties de soi, dans ce ciel paternel.

* * *


   Vers un occident inconnu la tendr
e figure est tournée, ornée d’une écume de boucles et de spires d’ambre, - chevelure légère dont l’or enfantin s’atténue - il y a deux siècles qu’elle est ondée. Mais les yeux sont arrêtés fixement pour te bien connaître - et sur la brume que sera cette peinture, un jour, ils brilleront solitaires (grands yeux toujours éclairés dans le front pur de pervenche…)
   Une boucle en pierrerie scintille froidement avec un grain d’ombre parmi les bijoux des lèvres nues. Et plus bas surgit une garde sombre d’épée.
   On la devine trop lourde encore - et longuement désirée par le fils.
   Enfant, la fleur des narines et du sourire clair tombera. Tu seras quelque homme… Toute beauté fuira vers d’autres jeunes figures.
   Et la candeur disparue, celle par qui tu es une âme universelle encore, tu t’enfermeras dans une personnelle, étroite pensée - signe fatal de la future mort.

* * *

   La main de celui qui aventureusement délinéa les premiers ornements, nés sur le vide d’un lieu mesuré, regardé tout entier, suit exactement le désir, l’Éros de l’esprit primitif. Il arrive une symétrie pour le satisfaire, des inflexions qui concordent, des gradations avec le moins de fatigue. Voici enfin que l’ensemble reproduit l’intuition de l’esprit concevant l’espace et le mouvement réciproques. - Miracle naturel de quelque chose unissant cet esprit par cette main aux vibrations d’une eau, d’une nue et du sable. Et tout me dit que nous avons continué.

* * *

   Quand sur le cerne tendre et profond et doux du ciel - Je vois s'effilocher des nuages - des nuages aux blancheurs dorées, aux armures d'argent idéalement légers, soyeux, mobiles et qui ont l'air de frissonner dans l'espace et qui jouent sous la lumière frisante, un rêve me poursuit, insensé !...
   Tout nu fauve de soleil, je désire m'élancer d'un bond et sauter dans le vide bleu comme un poisson dans l'eau. Une ardeur me brûle de fuir la gêne du sol limité et de jongler là-haut au milieu des nues, baigné de clarté, glorieux, fort, superbe, étincelant ! Je rêve les saillies des muscles sans entraves, les sauts, les envolées, les plongeons et tous les caprices concevables hors de la pesanteur et de la raison, cette pesanteur de l'Esprit. Je rêve les étourdissements et les griseries du mouvement effréné. Je rêve la rapidité précise de l'oiseau qui va droit comme une balle, la souplesse de l'anguille dans la rivière.
   Je songe à planer et à monter toujours et toujours.
   Acrobatique poète, clown
   Je désire m'élancer d'un bond et sauter dans le vide bleu, tout nu tout fauve de soleil !


Paul Valéry

Les commentaires sont fermés.