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"Trois pages du livre des rencontres singulières", de Henri Michaux, revue "Messages", 23 août 1943, éditions des Trois collines, Genève

Il s'agit là de "prosèmes" jamais repris en livre par Henri Michaux, un peu comme il en fut pour son opus "Veille", jamais été intégré à un recueil postérieur, alors que le poète réunissait justement ce qui avait été publié préalablement en plaquettes dans des recueils plus ou moins remaniés pour les confier in fine aux éditions Gallimard. A citer aussi "Nous deux encore" (éd. J. Lambert et Cie), plaquette de 32 pages que Michaux écrivit peu de temps après la mort de sa femme, en 1948, retirée de la vente dès sa sortie pour les raisons affectives que l'on devine et jamais rééditée de son vivant.
Le mystère est que ce texte paru en août 1943 n'apparaît pas non plus dans le deuxième volume de la Pléiade consacré à Michaux. A l'époque, sans doute l'auteur estimait-il ces courtes proses comme inabouties. Elles ont été rédigées durant la Deuxième guerre mondiale, dans des circonstances peu ou prou clandestines. Henri Michaux avait alors envoyé ces pages à Jean Lescure, c'était le cinquième volume de la collection Messages, qui avaient vocation à être des "Cahiers trimestriels". En fait, le premier volume avait été publié en 1939, numéro d'hommage à William Blake ; celui qui nous occupe était le dernier à paraître de l'année 1942, intitulé "Domaine français". Le numéro 1 et portait le titre "Eléments", le deuxième, "Dramatique de l'Espoir", le troisième, "Exercice de la Pureté", le quatrième, "Exercice du Silence".

Voici à présent ces quelques pages - inédites en livre, de Henri Michaux (p. 177-180) -, extraites d'un volume qui en comptait 446 :

 

 

 

Trois pages du livre des rencontres singulières



Dans la ferme éloignée, on trouva, dans un grand silence, un cerf immobile dans un châle, l’armoire ouverte, des billets épars et le voleur en un coin, tête tranchée, qui tenait encore la clef. Il avait la mine fatiguée et l’air dans le grand silence d’écouter. - D’écouter ? Vraiment ?


Un scaphandre fut trouvé dans une poubelle. On fut étonné. "Et le scaphandrier ?" demandait-on. O monde immense ! Le modeste t’épouse et l’aveugle s’y retrouve - Mais pourtant, le scaphandrier ?


À tue-tête dans un fiacre la prude crie le secret de sa vie. Elle crie ; mais un parasol, s’entr’ouvrant, l’étouffe. - Étrange ! Un parasol ? dites-vous ? Qui le croira ? - un parasol qu’elle venait de s’approprier.


Le cardinal, dans sa mauvaise foi, se faisait pour la grand-messe doubler par son marmiton. Par son marmiton ? - par son marmiton qui adorait tout ce qui est ecclésiastique.
Mais un fakir converti, resté clairvoyant, rejetait la bénédiction d’un air superbe et brandissait un cobra - un cobra ? - un cobra dont il avait voulu se dénantir.


Cependant un obus entre et le transept s’effondre. - "L’obus a aimé les vues larges", dit l’insolent. Mais un éclat lui saute dans la bouche. Pauvres mots à jamais perdus.


Un équilibriste (l’équilibriste comme le capitaine d’un navire jamais ne perd courage), un équilibriste se retint à la flamme d’une chandelle. - D’une chandelle, est-ce possible ? - Hélas ! la flamme en était mourante. Pauvre équilibriste ! Comme nous te comprenons !


On trouva quatre bagues dans une boîte d’allumettes et un grenadier sur une étagère qui s’apprêtait à lancer des grenades. - Étrange, c’est donc encore la guerre ?
La fumée dissipée, on trouva un jockey sur le perchoir au lieu du perroquet. Un jockey ? - Bizarre ! et parlera-t-il aussi bien, d’une voix aussi tranchante et sûre ?


Sur le seuil de la demeure on trouva, grande, une baleine. Il fallut bien s’en occuper.
C’est dans un drap qu’on ensevelit la baleine ! Baleine ! Pauvre baleine ! Quel grand drap il fallut ! Et pour les ménagères, quelle dépense ! Ce fut un grand ravage dans le village.


Dans la maison, on trouva beaucoup de tuyaux - vrai mystère - de gros, des moyens, de tout petits comme pour des injections ! et, dans une cave à peu près obstruée, d’énormes où vivaient des rats. Les rats après deux heures de vive lumière font du cancer solaire. Qui leur en voudrait après cela de préférer au soleil l’ombre fortifiante des égouts ?


Dans le château il y avait de vieux bahuts. Des bahuts à ressort où couchaient des nonnes. - Des nonnes, et pour qui donc ?
Dessus le château il y avait aussi deux cigognes, deux cigognes et un nid.


Dans le parc il y avait trois statues. L’une transpirait, l’autre perdait du poids. Toutes trois étaient malheureuses, jamais n’avaient le cœur en fête. - Surprenant ! Surprenant ! Peut-être le parc ne leur plaisait-il pas !


Dans un filet, on trouva un cheval. - Dans un filet ? - Dans un filet ? - Dans un filet pour la pêche, qui séchait au clair soleil du matin. Un beau cheval est un doux carillon, une feuille, un enlèvement dans la montagne. À quatre rubans tient toute la maison, à quatre rubans, à la pression d’un doigt. Un beau cheval… quand il galope…


Dans les insulaires on trouva la lèpre, qui les assimilait. Dans l’île on trouva une petite graine qui la désagrégeait.
Ô Nature ! Nature ! Qu’est-ce qu’une truffe ne mangerait pas si on ne la mettait en boîte ? Elle mangerait promptement la terre entière…


Dans la ville on trouva une cave animée d’un mouvement de pendule, du roulis dans la cathédrale, et une maison disparue d’où elle se trouvait un instant auparavant.
Le bruit parti (car il y en eut un très grand), on trouva le toit par terre, des murs chancelants et le propriétaire dans les gravats. - Ah la guerre ! - Déjà trois fois sur mon dos, dit-il, est tombée ma maison. Mais j’ai bon dos, fait-il, si je n’ai bonne maison.


Mon fils pleure, il n’est donc pas mort. "Palan ! Palan ! pauvre Palan, ton beau poisson doré est mort." Sanglots ! amers sanglots. Dans les sanglots toute une vie qui revient en cahots. - C’est dans le sang que la maison s’effondre. Qui ne le sait ? Ne le savais-tu pas ?


On trouva une seringue dans une boîte. Eh bien ? Mais en tombant elle fit éclater deux immeubles. - Ah je vois ! Toujours la science, quoi !


Un fer perdu trouva une poitrine. C’était la poitrine d’un savetier qui, l’alène rangée, s’apprêtait à se reposer.
Il se rassit. "La mèche fume", dit-il doucement. Le cadavre dans le corps se prépare. "Allez petits. Allez plus loin. C’est par l’autre bout, la vie."
Mots simples, mots sûrs, quand on sait vous placer, vous placer au bout d’une âme exténuée…


Henri Michaux

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