Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"La Grille", de Pierre-Louis Humbert, éditions Ramsay, collection Mots, 23 janvier 1981, 224 pages, 7,93 €

Né en 1952, Pierre-Louis Humbert a vécu six années en Afrique. Il y a étudié, participé à des missions, mangé du "cœur de singe". Psychologue de formation, il écrit des textes de publicité et collabore à une encyclopédie de géographie humaine. Il a travaillé pendant trois ans dans une clinique de psychothérapie lacanienne, satellite de la Borde et théâtre de son premier roman, "La Grille". "Homme blanc, long nez" est son second roman, qui lui se passe en Afrique, édité de même chez Ramsay, en janvier 1984. Plus de nouvelles parutions à signaler depuis cette date, de cet auteur des plus discrets.
... En entrant dans l'univers si particulier de "La Grille", on y découvre que le Loir-et-Cher est constellé de cliniques psychiatriques new look. Et parfois une grille s'entrouvre pour laisser passer un élu, un apprenti thérapeute en quête gourmande de stage. Une fois accepté dans l'enclos, l'heureux élu apprendra à "faire la Grille", qui cette fois consiste à en organiser le fonctionnement institutionnel, avec ses amours et ses tortures, ses tendresses et ses rituels : un portrait sans complaisance des aventures de la déraison, un récit épique, tantôt drôle et tantôt à pleurer, des enchaînements "maudits" de la Folie.

 

 

 

 

Le commissionnaire

Juin, dans le Loir-et-Cher, la plus belle période de l'année. Les brumes de chaleur un peu molles n'y ont pas encore cours, mais les graminées floues ont déjà eu le temps de profiter, doucement, en souplesse. Acidulée, comme région, et impalpable.
Aujourd'hui, pourtant, ce n'était pas le soleil qui brillait entre les arbres de cette allée, c'était Pilaire. Le calme moite, cafard gris couvert venu de Sologne, la porte à côté, aurait bien pu altérer son enthousiasme, mais non, il marchait tout débordant sur le gravier, poussant ses vingt-cinq ans avec ferveur.
Là-bas, dans le fond de la nef de tilleuls, il voyait déjà le château, lourde coque carrée sur le ciel. Elle était longue, l'allée, poussiéreuse et pleine de trous. Il se retourna encore une fois. A l'autre bout, derrière les barres en fer de la grille, il y avait Clonie de profil, au volant de sa petite voiture bleue, qui regardait droit devant. Elle restait là, avec le chien, elle l'attendrait.
Il courait presque, maintenant. Il fallait qu'on veuille de lui.
Débouchant soudain sur une pelouse vaste, il contourna la chapelle accolée à la bâtisse et semblable à une boîte crânienne de singe, avec des vitraux pointus à la place des yeux, ou à un suppositoire en stuc de cinq mètres de haut. Quelqu'un à l'intérieur jouait de la guitare, un son désincarné, diaphane.
Sur ses bottes toutes neuves, des belles jaunes pointues, il approchait du perron en plein milieu de la façade, des grandes marches de pierre délabrées avec sur le derrière des vasques de géraniums, à moins que ce ne soit d'autres plantes, il ne s'y connaissait pas trop...
Bon, il le gravit, se passa une main dans ses cheveux longs, souples, pour se refaire les mèches, et tira la vieille porte vitrée, qui grinça, le groom manquait d'huile.
Alors il se sent petit, tout d'un coup, malgré son mètre quatre-vingt-deux, sans compter les talons. Il regarde le grand mur gris du hall, peint de faux joints noirs rectilignes et écorchés, puis le plafond voûté, avec son lustre vénitien à cristaux roses et bleus comme des sujets de baromètre souvenir. Mais surtout, ces gens soudain qui eux aussi le regardent, intensément, posés là sur les dalles. Furtif, lui. Il baisse les yeux. Des fous ! Partout, au moins une dizaine !
Il hésite, cherche quelqu'un, et finit par s'élancer d'une voix assez sobre, pour tout le monde :
"Excusez-moi, j'ai rendez-vous avec la Commission d'Embauche."
C'est qu'il ne fallait pas confondre, lui c'était travailler, qu'il venait dans cette clinique-château.
A gauche de l'entrée, il y avait une table de chêne dans un renfoncement hexagonal. Une grande dame assise s'y leva, sûrement l'hôtesse d'accueil, mais très lentement, et lui serra la main. Les autres le fixaient toujours, et dans son dos ça chuchotait.
Elle le conduisit sans un mot à une bibliothèque, il remarqua qu'elle traînait les pieds, et jusqu'à un fauteuil qui régurgitait de la paille, l'y laissant.
Le reste du mobilier consistait en vieilleries incroyables, certaines presque belles, faux Empire et bois de chauffage, marbres Napoléon III et moulures de plâtre, télévision d'avant qu'on l'invente sur une table en cageot, et autour de tout ça des livres, beaucoup, dans lesquels il alla se puiser une contenance. Le Séminaire de Lacan, comme par hasard... rassurant.
Mais ce n'était quand même pas au milieu de cet amas qu'il fallait voir les docteurs, pour ce faire prendre en stage !
Dans un coin, comme couvert de poussière, un tout petit homme au crâne chauve, très digne dans un costume marine, lisait dans ses deux mains. Peut-être lui demander ?
"C'est bien ici, pour la Commission d'Embauche ?"
Seulement, il semble ne pas avoir entendu. Il finit cependant par tourner lentement la tête, on ne voit pas très bien où il regarde, débarquant de loin, et on croirait qu'il fait signe que ce n'est pas vraiment, mais vraiment pas son problème. Mais qu'il peut néanmoins essayer de répondre, si la voix lui vient. Ses jambes d'ailleurs s'agitent soudain, il se concentre, avalant un peu d'air.
"Vous devriez aller au secrétariat médical..."

 Pierre-Louis Humbert

Les commentaires sont fermés.