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"Le Matou", de Colette in "La Paix chez les Bêtes", Fayard et Cie éditeurs, 1916, 256 pages

LE MATOU 


   J’avais un nom, un nom bref et fourré, un nom d’angora précieux, je l’ai laissé sur les toits, au creux glougloutant des gouttières, sur la mousse écorchée des vieux murs : je suis le matou. 
    "Qu’ai-je à faire d’un autre nom ? Celui-là suffit à mon orgueil. Ceux pour qui je fus autrefois "Sidi", le seigneur Chat, ne m’appellent pas : ils savent que je n’obéis à personne. Ils parlent de moi et disent : "le matou". Je viens quand je veux, et les maîtres de ce logis ne sont pas les miens. 
   "Je suis si beau que je ne souris presque jamais. L’argent, le mauve un peu gris des glycines pâlies au soleil, le violet orageux de l’ardoise neuve jouent dans ma toison persane. Un crâne large et bas, des joues de lion, et quels sourcils pesants au-dessous de quels yeux roux, mornes et magnifiques ! … Un seul détail frivole dans toute cette sévère beauté : mon nez délicat, mon nez trop court d’angora, humide et bleu comme une petite prune… 
   "Je ne souris presque jamais, même quand je joue. Je condescends à briser, d’une patte royale, quelque bibelot que j’ai l’air de châtier, et si j’étends cette lourde patte sur mon fils, infant irrévérencieux, il semble que ce soit pour le rejeter au néant … Attendiez-vous de moi que je minaude sur les tapis, comme la Shâh, ma petite sultane que je délaisse ? 

 

 



   "Je suis le matou. Je mène la vie inquiète de ceux que l’amour créa pour son dur service. Je suis solitaire et condamné à conquérir sans cesse, et sanguinaire par nécessité. Je me bats comme je mange, avec un appétit méthodique, et tel qu’un athlète entraîné, qui vainc sans hâte et sans fureur. 
   "C’est le matin que je rentre chez vous. Je tombe avec l’aube, et bleu comme elle, du haut de ces arbres nus, où tout à l’heure je ressemblais à un nid dans le brouillard. Ou bien, je glisse sur le toit incliné, jusqu’au balcon de bois ; je me pose au bord de votre fenêtre entr’ouverte, comme un bouquet d’hiver ; respirez sur moi toute la nuit de décembre et son parfum de cimetière frais ! Tout à l’heure quand je dormirai, la chaleur et la fièvre exhaleront l’odeur des buis amers, du sang séché, le musc fauve… 
   "Car je saigne, sous la charpie soyeuse de ma toison. Il y a une plaie cuisante à ma gorge, et je ne lèche même pas la peau tendue de ma patte. Je ne veux que dormir, dormir, dormir, serrer mes paupières sur mes beaux yeux d’oiseau nocturne, dormir n’importe où, tombé sur le flanc comme un chemineau, dormir inerte, grumeleux de terre, hérissé de brindilles et de feuilles sèches, comme un faune repu… 
   "Je dors, je dors… Une secousse électrique me dresse parfois, - je gronde sourdement comme un tonnerre lointain, - puis je retombe… Même à l’heure où je m’éveille tout à fait, vers la fin du jour, je semble absent et traversé de rêves, j’ai l’œil vers la fenêtre, l’oreille vers la porte… 
   "Hâtivement lavé, raidi de courbatures, je franchis le seuil, tous les soirs à la même heure, et je m’éloigne, tête basse, moins en élu qu’en banni… Je m’éloigne, balancé comme une pesante chenille, entre les flaques frissonnantes, en couchant mes oreilles sous le vent. Je m’en vais, insensible à la neige. Je m’arrête un instant, non que j’hésite, mais j’écoute les rumeurs secrètes de mon empire, je consulte l’air obscur, j’y lance, solennels, espacés, lamentables, les miaulements du matou qui erre et qui 
défie. Puis, comme si le son de ma voix m’eût soudain rendu frénétique, je bondis… On m’aperçoit un instant sur le faîte d’un mur, on me devine là-haut, rebroussé, indistinct et flottant comme un lambeau de nuée - et puis on ne me voit plus… 
   "C’est la sauvage saison de l’amour qui nous sèvre de toute autre joie et multiplie diaboliquement dans les jardins nos femelles maigries. Ce n’est pas celle-ci que je convoite, blanche et mince, plutôt que celle-là, flambée d’orange et de brun comme une tulipe, plutôt que cette autre, noire et brillante comme une anguille mouillée… Hélas ! c’est celle-ci, et celle-là, et cette autre… Si je ne les terrasse, mes rivaux les prendront. Je les veux toutes, sans les préférer ni les reconnaître. Le sanglot de celle qui subit ma cruelle étreinte, je ne l’entends déjà plus … J’écoute, par delà les toits, à travers le vent, la voix de la chatte qui m’appelle et que je ne connais pas. 
   "Qu’elle est belle, la bien-aimée lointaine, invisible et gémissante ! Entourez-la de murs, dérobez-la moi longtemps, que son parfum et sa voix seuls me possèdent !… Hélas ! Il n’y a point pour moi d’amoureuse inaccessible, et celle-ci encore sautera les murailles pour me rejoindre. Peut-être que mes dents retrouveront, dans sa nuque touffue, les marques qu’elles y laissèrent l’an passé… 
   "Les nuits d’amour sont longues… Je demeure à mon poste, dispos, ponctuel et morose. Ma petite épouse délaissée dort dans sa maison. Elle est douce et bleue, et me ressemble trop. Écoute-t-elle, du fond de son lit parfumé, les cris qui montent vers moi ? Entend-elle, rugi au plus fort d’un combat par un mâle blessé, mon nom de bête, mon nom ignoré des hommes
   "Oui, cette nuit d’amour se fait longue. Je me sens triste et plus seul qu’un dieu … Un souhait innocent de lumière, de chaleur, de repos, traverse ma veille laborieuse… Qu’elle est lente à pâlir, l’aube qui rassure les oiseaux et disperse le sabbat des chattes en délire ! Il y a beaucoup d’années déjà que je règne, que j’aime et que je tue… Il y a très longtemps que je suis beau… Je rêve, en boule, sur le mur glacé de rosée. J’ai peur de paraître vieux. 


Colette

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